Travailleurs sociaux : n’ayez plus peur de l’article 40 !

Depuis des années une grosse pression s’exerce sur les professionnels d’action sociale ou sociojudiciaires (PJJ, SPIP) sensés -s’ils sont fonctionnaires- dénoncer tous crimes ou délits au nom du désormais célèbre article 40 du code de procédure pénale. L’idée générale qui sous-tend cet article tient dans le fait que « les fonctionnaires sont ainsi soumis à des devoirs plus étendus qu'un citoyen ordinaire puisque leur fonction impose de servir l'intérêt général dont l'Etat est le garant » (1) . L’absence d’une telle obligation ferait du fonctionnaire le juge de l’opportunité des suites pénales et porterait par ricochet atteinte à la séparation des pouvoirs.

On ne compte du coup plus les circulaires ministérielles, les notes des procureurs ou des préfets rappelant l’existence de cette obligation de signalement. Séjour irrégulier ? Article 40 ! Aide au séjour ? Article 40 ! Propos racistes dans les établissements scolaires ? article 40 ! Familles radicalisées : article 40 ? 

Sur ce même sujet un récent concours de professeur des écoles dans une épreuve dite « connaissance du système éducatif » portait sur la prévention de la radicalisation et la portée de l’article 40 (2). Tout cela pour préparer les futurs enseignants à leurs obligations à venir !

Une loi a même étendu en 2004 (loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité) les obligations de l’article 40 aux élus locaux tenus de dénoncer au parquet des infractions dont ils auraient connaissance. 

Du côté de Secretpro.fr, nous n’avons cessé de dire et écrire que cet article avait une portée juridique limitée : 

- son non-respect n’est aucunement sanctionnable pénalement. Sauf sur d’autres terrains légaux comme la non-assistance à personne en danger, la complicité, la mise en danger d’autrui, l’obstruction à l’exercice de la justice etc…. Les seules sanctions potentielles sont disciplinaires (pour l’agent) ou politiques (pour l’élu ou le ministre).

son respect peut entraîner des sanctions pénales si les fonctionnaires en question sont soumis au secret professionnel en application de l’article 226.13 du code pénal. Et ce selon le principe selon lequel une loi spéciale (art.226.13) est supérieure à une loi générale (art 40). Ainsi un travailleur social qui signalerait que tel usager consomme de la drogue respecterait certainement l’article 40 mais violerait l’article 226.13.  De la même manière un professionnel social qui dénoncerait entrée et séjour illégal serait sous le coup des mêmes sanctions.

Depuis des jours les plateaux télé, les articles analysent l’article 40 et sa portée : les infractions en œuvre dans l’affaire Benalla devaient-elles être signalées et pourquoi ne l’ont-elles pas été ?  Pendant les trois premiers mois de l’année nous sommes tous devenus experts du droit successoral (peut-on déshériter ses enfants ?), nous sommes aujourd’hui tous des pros de l’article 40.

Quels enseignements tirer de ces analyses ?

La première série d’enseignements tient à la défense de ceux qui n’en ont pas fait application. 

Les auditions parlementaires et réponses aux médias permettent de lister trois types d’arguments pour justifier le non-signalement au procureur : 

1) On pensait que les autres le feraient : c’est la position du ministre de l’Intérieur ("Alexandre Benalla ne faisant pas partie des effectifs sous mon autorité, le cabinet du président de la République et la préfecture de police disposant de toutes les informations nécessaires pour agir, j’ai considéré que les faits signalés étaient pris en compte au niveau adapté")

2) On pensait qu’ils l’avaient fait ou que les victimes avaient déposé plainte...

Ces arguments nous font penser toutes proportions gardées (au regard des incidences) à ceux tenus au moment de l’affaire du sang contaminé. 

3) On n’était pas certains que les faits étaient délictueux. Après tout des violences volontaires peuvent être contraventionnelles (si ITT de moins de 8 jours) ! c’est par exemple la position de  Patrick Strzoda, directeur de cabinet à l’Elysée (« J'ai considéré qu'à mon niveau je n'avais pas assez d'éléments pour justifier un recours à l'article 40").

Nous invitons donc les professionnels d’action sociale à se souvenir de ces arguments si demain on leur reproche le non-respect de l’article 40. Appliquez la jurisprudence Collomb-Strozda !!

De leur côté les nombreuses analyses faites ces derniers jours par de nombreux juristes (3) ne sont pas surprenantes puisqu’elles confirment la portée relative de cette disposition dont on doit rappeler qu’elle est simplement procédurale (Code de procédurale pénale et pas code pénal).

Mais certains vont plus loin : pour que l’article 40 soit efficace il faudrait « sanctionner les agents publics qui refuseraient de l'appliquer. Sans de telles modifications, cet article 40 restera, bien plus qu'une "bombe nucléaire", un pétard mouillé, une tartuferie » (4).

Rappelons d’abord que nos codes sont truffés de dispositions dont le non-respect n’est pas sanctionnée pénalement et que cette sur-réaction face à un fait divers – fut-il à la limite de l’affaire d’Etat - ne réglera pas toutes les questions. Le parquet étant ensuite maître des poursuites, faut-il alors dans la foulée l’obliger à poursuivre ?

Surtout cela rajoutera à la confusion pour les professionnels soumis au secret professionnel. Ils auraient alors deux obligations pénales en parfaite contradiction, l’une leur demandant de taire sous peine de sanction, l’autre de dénoncer sous peine de sanction. 

Dans l’attente des suites éventuelles, rassurons donc les professionnels médicosociaux, preuve est donc faite par l’affaire Benalla que l’article 40 est un épouvantail pour oiseaux. Au premier coup de vent il s’effondre.

Notes :

(1) Voir réponse ministérielle https://www.senat.fr/questions/base/2010/qSEQ10101073S.html

(2) http://cache.media.education.gouv.fr/file/Certifications_Complementaires/84/1/Sujet_90_CSE_La_prevention_de_la_radicalisation_en_milieu_scolaire_888841.pdf

(3) Voir par exemple http://www.liberation.fr/debats/2018/07/24/du-bon-usage-de-l-article-40_1668489 ou https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/07/25/l-affaire-benalla-revele-les-failles-de-l-article-40-du-code-de-procedure-penale_5335712_3232.html ou encore https://blogs.mediapart.fr/michel-crinetz/blog/250718/la-mauvaise-farce-de-l-article-40

(4) https://blogs.mediapart.fr/yannick-vallencant/blog/190718/larticle-40-du-code-de-procedure-penale-une-tartuferie-detat 

Christophe DAADOUCH