Secretpro.fr, la construction d’un outil engagé pour des professionnels engagés

 

Cet article paru dans la Revue Française de Service Social n°270-3, septembre 2018, pages 50 à 55.

Résumé : La construction du site internet secretpro.fr part de trois moments d’expériences professionnelles dont le fil rouge est l’engagement. Il s’agit pour l’auteur de proposer une réflexion sur l’évolution de sa perception de l’engagement professionnel, à travers trois étapes. Après avoir donné une définition de ce qu’est, à son sens,  l’engagement, il revient sur trois moments qui ont contribué à la création récente d’un site dédié au secret professionnel en travail social. De l’engagement de base, en tant qu’assistant de service social de premier contact avec le public, à la création du site, via un engagement qualifié de « libres-ensembles », il revient sur un temps d’engagement collectif au sein de l’ANAS. Chacune de ces étapes a permis d’apprendre et de construire la suivante. L’engagement est ici considéré comme un coût en terme de moyens intellectuels mis en œuvre, qui oblige à ne pas se contenter des « facilités » de penser et produire. C’est aussi un moyen qui permet de contribuer aux engagements des autres professionnels.  

Mots-clés : Engagement faible – Engagement fort – Militantisme – NTIC

 

En septembre 2014, un site entièrement dédié aux thèmes du secret professionnel et du partage d’information en travail social est né. Il a dès la première année trouvé son public et s’est installé comme un site ressource pour les professionnels en contact avec le public, leurs encadrants et leurs directions, ainsi que pour les étudiants et les formateurs. Outre les professionnels de l’action sociale, ce sont aussi ceux du médico-social et du médical qui le consultent dorénavant, pour trouver matière à réflexion ainsi que des informations précises et actualisées.

Le niveau de satisfaction se mesure dans les retours que nous avons, le nombre croissant de visiteurs et le nombre de questions que nous recevons… sans toujours pouvoir y répondre, car ce projet est entièrement bénévole et porté par des personnes, sans structure ni organisation formalisée. Il est voulu comme tel.

L’engagement est, depuis l’idée jusqu’à sa réalisation, une donnée centrale pour faire vivre ce projet. Plus précisément, c’est la poursuite sous une autre forme d’un engagement professionnel qui a débuté sur le terrain professionnel, en tant qu’assistant de service social. C’est cette progression dans le temps, avec les différentes déclinaisons de cet engagement que je vais décrire en trois étapes : en tant qu’assistant social, ou l’engagement de base ; au sein de l’ANAS, ou l’engagement collectif ; et autour de secretpro.fr, ou l’engagement « libres ensemble ». Avant cela, je souhaite préciser ce que je définis comme étant de l’engagement. Cet article est en effet l’occasion d’interroger et de faire le point sur ce que veut dire pour moi « engagement ». 

Etre engagé ?

Qu’est-ce qu’être engagé pour un assistant social ? Ma perception de l’engagement a changé avec le temps. Longtemps synonyme de militantisme, elle a ensuite évolué vers une définition autour de l’aspect relationnel : celui qui lie le professionnel à ses propres actes ou à une promesse faîte à l’autre. L’autre ? Une personne, un autre professionnel, une institution. De fait, à partir de cette définition, nous sommes tous engagés. Mon problème, c’est que cette définition de l’engagement, si elle se résume à une promesse ou une cohérence entre ce que l’on veut faire et ce que l’on fait effectivement, manque encore d’un élément important pour distinguer différentes formes d’engagements.

La question est donc pour moi de repérer ces différentes formes d’engagement. 

Je classerai(1) donc l’engagement sous deux formes possibles que je vais nommer, au risque de choquer, puisque cette catégorisation binaire est volontairement jugeante :

• l’engagement « paresseux », qui est une forme que je considère comme « faible » d’engagement ;

• et un engagement « coûteux », qui est une forme « forte » d’engagement.

Qu’est-ce qui est ici « faible » ou « forte » ? C’est l’énergie consacrée à une forme de vigilance, à refuser la pseudo-évidence et le plus simple, à interroger les intuitions, à considérer la qualité d’une information dans son contexte et ses enjeux, à se mettre au travail pour ne pas succomber à la seule séduction d’une idée, à la pseudo-évidence d’une demande ou situation.

L’engagement est donc aujourd’hui pour moi une somme d’énergie utilisée à penser avec méthode et rationalité, et donc aussi une qualité d’utilisation de cette énergie à penser de façon contre-intuitive. Je ne suis engagé fortement que si j’ai d’abord pensé la situation dans sa complexité, dépassé les éléments qui me piègent dans mon raisonnement et dépassé un minimum les idéologies ou injonctions-habitudes dans lesquelles j’évolue. Je précise qu’il ne s’agit pas de bannir l’intuition, mais de ne jamais s’en contenter.

Un professionnel de service social fortement engagé consacre, selon moi, une part importante de lui à travers la mise en tension et production de sa propre pensée. Celle-ci se traduit en actes dans la relation à la personne, à ses collègues, ses responsables.

Afin d’éviter les idées erronées quant à mon propos, je précise que le niveau d’engagement ne se confond pas avec la qualité de la personne elle-même qui distinguerait les engagés « faibles » et les engagés « forts ». On peut être plein de qualités et faire preuve d’un engagement « faible » ou « fort ». J’ajoute aussi que l’on peut parfaitement produire une intervention jugée comme satisfaisante en ayant un engagement « faible » et insatisfaisante avec un engagement « fort ». J’espère toutefois, et il me semble que c’est le cas, qu’en moyenne, l’engagement « fort » produit plus souvent des résultats plus proches des objectifs fixés.

Et le militantisme ? Ce que j’appelle aujourd’hui militantisme est aussi une énergie. Une énergie tournée vers l’extérieur. C’est l’exposition plus ou moins énergique en vue de défendre/valoriser une idée. On peut être militant avec un engagement « faible » (je suis le discours pensé par un autre) ou « fort » (je participe à la production ou à la vérification de l’idée que je défends et valorise). Dans la définition qui m’anime :

• l’engagement « fort » n’est donc pas la condition du militantisme ;

• le militantisme seul, même très visible, ne signifie pas qu’il y a engagement « fort » ;

• l’engagement et le militantisme peuvent très bien se conjuguer.

Assistant social, ou l’engagement de base

Il me semble que la profession d’assistant de service social constitue une invitation-formation à l’engagement « fort ». Nous sommes (encore ?) formés dans la visée d’exercer ce qui ressemble à cette catégorie décrite par le sociologue Florent Champy (2), « une profession à pratique prudentielle ». Il s’agit de ces professions qui nécessitent la mobilisation de savoirs dans des situations d’incertitude, dans lesquelles on ne peut se contenter d’appliquer mécaniquement un savoir normalisé ni agir de façon mécanique. Il faut donc parfois penser au-delà des réflexes, des habitudes, des voies tracées… Que l’on pense à une situation de forte incertitude, telle celle d’un enfant ou d’une personne en danger de son fait ou du fait d’autrui, on sait que ce sont des cas qui exigent de penser, de complexifier son analyse pour produire des actes adaptés à aider réellement à la protection. Notre formation nous donne un premier socle pour commencer à gérer au mieux cela.

La méthodologie d’intervention en travail social (3) est à ce propos un excellent exemple d’investissement d’un engagement « fort ». Elle le nécessite pour l’apprendre et le mobilise régulièrement dès que l’on y réfère sa pratique. Elle est autant un rappel qu’un moyen pour satisfaire à une analyse professionnelle solide : une vigilance par rapport à notre réaction devant une situation, un refus de la pseudo-évidence et de la simplicité, l’exigence d’une mise au travail de la pensée devant la situation et l’analyse qui est produite, la production d’actes qui sont évalués dans leurs effets concrets et réajustés… La méthode nous incite à une pensée « coûteuse » plutôt que « paresseuse ».

Cependant, deux phénomènes font que, au quotidien, nous pouvons échapper à cette nécessité d’engagement « fort » pourtant régulièrement nécessaire. Le premier est le contexte de travail. Nous devons pouvoir prendre du temps pour réfléchir car l’engagement « fort » est aussi coûteux en temps. Ce temps est de plus en plus une denrée rare en institution. Certaines organisations de travail le laissent de moins en moins et des professionnels s’en saisissent aussi de moins en moins tout en se plaignant de plus en plus de ne pas en avoir assez.

Le deuxième problème vient de la volonté d’investissement des professionnels eux-mêmes et/ou des commandes institutionnelles. De plus en plus aussi, j’entends et constate des mises en place de procédures, dispositifs et référentiels qui sont autant de visions rétrécies des situations et des réponses à y apporter. Surtout, elles sont une prescription des actes des professionnels qui sont antinomiques avec l’idée même d’une pensée « coûteuse », d’un engagement « fort » pour penser et produire des actes adaptés à des situations complexes et singulières. Ces cultures institutionnelles se sont installées au regret de certains professionnels et au soulagement d’autres, voire des mêmes. Elles offrent finalement un cadre de travail confortable en apparence. Un problème ? Une solution ! Pas de question à se poser si ce n’est de savoir quelle procédure appliquer. Pour le reste, c’est aux personnes de s’adapter. Certains des professionnels qui acceptent cette règle du jeu s’en trouvent fort bien. Une part d’entre eux s’y épuise professionnellement. Car un engagement « faible » produit un faible sens à l’action du professionnel. Et sans sens, il ne reste que celui officiellement annoncé par l’institution dont on peut parfois constater à quel point il est un discours décalé. Revient alors la question éthique : qu’est-ce que par ma pratique je cautionne comme choix ? La pensée « coûteuse » vient ainsi quelquefois réveiller une pensée qui s’était installée dans la « paresse ».

La pensée « coûteuse », fondement d’un engagement « fort », est un investissement. Mais faut-il encore avoir des ressources pour la nourrir et la produire. D’où l’idée de collectif…

Au sein de l’ANAS, ou l’engagement collectif

Les constats faits sur le terrain professionnel m’ont amené à m’investir au sein de l’ANAS. Pour qu’un engagement « fort » puisse exister et tenir, il faut être plusieurs. La solitude, voire l’isolement, sont des situations qui peuvent laisser dans l’ombre des richesses professionnelles jusqu’à ce que le gisement s’y épuise. Dans un service, dans un secteur géographique, dans un champ professionnel, nous avons besoin de nous retrouver pour penser, pour nous obliger à penser s’il nous semble que nous manquons de cette denrée essentielle pour notre profession.

L’ANAS, par les productions qu’elle propose depuis sa création, est une invitation à une pensée exigeante. Penser la profession, penser l’acte professionnel, penser les politiques publiques, penser la société que nous voulons. La pensée et l’engagement « paresseux » ne permettent pas d’atteindre ces objectifs. J’ai adhéré à l’ANAS quelques mois après mon DE, en 2000, avec notamment mes amis de promotion Elsa Melon ou Emmanuel Samson. Et j’ai été en responsabilité nationale à différentes fonctions de 2004 à 2013.

J’ai pu observer les besoins des professionnels plus largement que ceux que je connaissais sur mon terrain professionnel. Surtout, face aux besoins exprimés concernant le secret professionnel, j’ai perçu deux types de demandes implicites envers l’ANAS. La première est une demande-consommatrice : « Dites-nous ce qu’il faut penser, comprendre, faire ? » Certains professionnels, et ce n’est pas propre aux assistants de service social, veulent du « prêt à consommer ». Ils demandent à l’institution ANAS de leur proposer une pensée qui leur apparaît trop coûteuse à produire eux-mêmes. Ces demandes sont parfois sidérantes. Ainsi, j’ai pu voir des demandes de référence légale… que le professionnel pouvait trouver très facilement par ses propres moyens, une recherche d’information qui entre pleinement dans ses compétences. Ce sont ce que je qualifie comme étant des « demandes de faible engagement ». D’autres proposaient une présentation dynamique d’une situation assortie d’analyse et de pensée, demandant finalement à l’ANAS d’entrer dans le jeu d’une réflexion-confrontation partagée. C’était une expression intéressante d’engagement professionnel « fort ».

Le besoin de données accessibles sur le secret professionnel apparaissait sous ces deux formes. Il me semblait alors qu’il manquait un outil pour eux. C’était une idée forte lorsque j’ai quitté mes responsabilités nationales au sein de l’ANAS, du fait d’une présence dont je ne voulais pas qu’elle s’éternise et de la lassitude qui s’était installée devant certains fonctionnements parfois pesants propres aux aventures collectives.

Autour de secretpro.fr, ou l’engagement « libres-ensembles »

Créer un outil pour les professionnels qui nourrisse leurs réflexions et positions ne pouvait se faire seul. Pour qu’un engagement soit fort au sens décrit plus haut, il doit mettre la pensée en tension. La tension résulte de sa propre exigence quant à ses actes, et aussi de celle du regard critique porté par d’autres. Plutôt que créer seul un site internet proposant des données accessibles en temps réel aux professionnels, j’ai choisi de le lancer en y associant d’emblée des professionnels (4) montrant un engagement « fort » dans ce que je savais d’eux et constatais dans leurs pratiques réflexives et professionnelles.

Si nous n’avons pas créé une institution sous quelque forme que ce soit (pas d’association par exemple), c’est pour garder une souplesse permanente. La formalisation et l’officialisation d’une structure obligent à des actes administratifs, des échanges institués et, par conséquent, une forme de lourdeur captant une partie de l’énergie consacrée à maintenir l’état du système plutôt qu’à lui permettre d’atteindre son but.

La formule « libres ensemble » me semble parfaitement correspondre à notre fonctionnement dans l’équipe actuelle (5). Chacun est libre d’y écrire. Sa production est proposée aux trois autres. Et chacun y apporte ses propositions à l’auteur. À part ce passage commun, chacun mène ses activités sous son nom ou sous d’autres casquettes, en formation, dans ses écrits, etc.

Ce regard croisé vient renforcer l’écrit qui résulte d’un engagement « fort » de son producteur. Écrire sur le secret professionnel, ce n’est pas répéter ce qui est dit ailleurs. C’est tenter à chaque fois, quel que soit l’angle choisit, de remettre en question ou en perspective les aspects complexes des situations et les réponses singulières qu’elles nécessitent.

Nous proposons ainsi aux professionnels venant consulter le chiffre, non seulement des éléments de clarification et de réponses possibles, et en plus des questionnements nouveaux. Il s’agit qu’ils y trouvent des moyens de construire leurs réponses concrètes car ce sont eux qui sont face aux situations. Ils doivent, à l’issue d’une réflexion, inventer leur réponse. Nous nourrissons partiellement (car les professionnels ont d’autres ressources que le seul site secretpro.fr) leurs réflexions de professionnels fortement engagés. Nous tentons de ne pas laisser le lecteur dans un acte de consommation et d’engagement faible mais de les inviter à s’engager fortement. Quand bien même elle est plus coûteuse en énergie, c’est cette forme d’engagement que nous souhaitons soutenir et que nous espérons mettre au service d’une vision du travail social.

Laurent PUECH

Notes :

(1) Cette catégorisation est née de la lecture du livre de Daniel Kahneman, Système 1/Système 2. Les deux vitesses de la pensée, Flammarion, coll. « Essais », 2012.
(2) Champy F., La Sociologie des professions, Paris, PUF, coll. « Quadrige – Manuels », 2009
(3) Voir l’ouvrage de référence en la matière : Cristina DE ROBERTIS, avec la coll. de H. PASCAL, F. LESIMPLE ET B. BLANC, Méthodologie de l’intervention en travail social : L’aide à la personne. Paris, Bayard, 2007, 399 pages.
(4) Elsa MELON, Emmanuel SAMSON, Céline BATAILLE, Laurent SELLES et ANTOINE GUILLET ont accepté de venir avec moi dans cette aventure, ce dont je les remercie.
(5) Nous sommes actuellement quatre, avec Antoine GUILLET (qui est là depuis le début), Christophe DAADOUCH et Véronique LOGEAIS nous ayant rejoint depuis 2015. Voir leurs présentations sur la page http://secretpro.fr/a-propos