Le secret professionnel est-il une "chape de plomb" sur les professionnels ? L'affirmation déconnectée de la présidente d'Enfance et Partage...

L'association Enfance et Partage vient de publier un "Guide juridique Agir contre la maltraitance à destination des professionnels". Nous avons publié sur notre page Erreurs autour du secret professionnel le 26 octobre dernier un décryptage de ce document dont le contenu est en partie discutable

Le secret professionnel mis en accusation

A l'étonnement né de la lecture de ce document s'est ajouté celui provoqué par les propos d'Isabelle Guillemet, Présidente d'Enfance et Partage, cités dans un article mis en ligne le 31 octobre 2014 sur le site de TSA Quotidien.  Il est toujours difficile de connaître la fidélité de la retranscription avec le propos prononcé. Cependant, en devenant public, le propos devient la position officielle tant qu'il n'est pas corrigé, voire démenti. Voici donc l'extrait en question :

- « Les travailleurs sociaux portent sans doute une attention particulière à la maltraitance », reconnaît la présidente d'Enfance et partage, Isabelle Guillemet. « Il n'empêche qu'on peut constater un déficit d'information dans certaines situations. » Ainsi « le secret professionnel exerce une chape de plomb » sur tous les praticiens concernés – notamment fonctionnaires, assistants de service sociaux, personnels de l'Aide sociale à l'enfance ou encore de la PMI. « Beaucoup craignent de le trahir et de mettre leur carrière en péril. » Aux yeux d'Isabelle Guillemet, « un effort pédagogique demeure donc nécessaire pour expliquer dans quelles situations le lever ».

Mon premier étonnement provient du lien rapide qui est fait entre l'existence d'un déficit d'informations dans certaines situations et la désignation d'une cause apparemment évidente et unique : le secret professionnel ! De quelle affaire parle t-on ? Nul ne le sait puisque aucune n'est ici désignée ? Prenons une affaire emblématique récente des limites possibles de la protection de l'enfance. Ceux qui ont parcouru le Rapport d'Alain Grevot sur l'Histoire de Marina, dans le cadre de la mission confiée par le Défenseur des Droits et la Défenseure des Enfants, ne trouveront nulle part une telle démonstration ni évocation d'une responsabilité du secret professionnel.

Il serait intéressant de dire dans quelles affaires précisement le cadre légal du secret professionnel empêche des professionnels de partager ou révéler une information ? En effet, qu'il s'agisse d'enfants en péril, en danger ou en simple risque de danger (ce qui autorise de parler de quasiment tout enfant, même sur la base de spéculations plus qu'audacieuses...), le cadre légal autorise aujourd'hui toutes les circulations d'informations nécessaires à l'intérêt de l'enfant.

Ne pas confondre secret professionnel et maîtrise du cadre légal du secret professionnel

C'est un deuxième sujet d'étonnement que voir à peine sous-entendue l'idée que la question du déficit d'information supposé proviendrait d'un problème de droit. Il y a là au moins un paradoxe dans la position de la Présidente d'Enfance et Partage : si un effort pédagogique est nécessaire pour que les professionnels sachent quand le secret peut être levé, c'est bel et bien que le cadre légal du secret professionnel le permet ! Le problème n'est donc pas "le secret professionnel"...

Il peut exister des professionnels qui sont en difficulté pour saisir les contours du secret professionnel et du partage d'informations en protection de l'enfance. Je travaille régulièrement avec des équipes de professionnels de terrain et encadrement, qui se forment sur ces questions pour mesurer le besoin de réactualiser les connaissances, de faire vivre un échange sur cette question. Mais je ne confonds pas le secret professionnel avec la perception plus ou moins claire qu'en ont les professionnels. Certains sont particulièrement pointus, d'autres perdus. Cependant, à partir de mon travail avec de nombreux collègues en tant qu'assistant social et avec d'autres professionnels socio-éducatifs en tant que formateur, je note qu'il circule énormément d'informations. 

La circulation des informations à caractère secret est aujourd'hui la règle

L'affirmation d'un déficit de partage d'informations n'est certainement pas pertinente d'un point de vue quantitatif. Néanmoins, je peux la rejoindre si l'on évoque le niveau qualitatif. Je pense que nous partageons souvent trop et de façon non-pertinente. Dans les équipes de travailleurs sociaux, ce n'est pas le secret professionnel qui est un frein aujourd'hui à l'amélioration de l'efficacité de la protection des enfants, mais l'absence de travail continue sur la qualité et la pertinence des circulations. Les propos de Madame Guillemet n'en apparaissent que plus décalés. Ils sont contradictoires et montrent une méconnaissance des réalités des professionnels du travail social et du fonctionnement des services en 2014. Et si les professionnels ont peur de faire une erreur, voire de commettre une infraction, et des retombées qui pourraient résulter de leurs actes, ils ne s'empêchent pas de faire circuler une information quand ils l'estiment nécessaire pour le bien de l'enfant. L'augmentation des informations préoccupantes est une illustration de ce mouvement de fond dont il conviendra un jour de mesurer les effets positifs... et négatifs. 

Ce qui peut peser, c'est la responsabilité, pas le secret professionnel

Parler du secret professionnel comme étant "chape de plomb" me semble constituer une nouvelle erreur de raisonnementLe secret professionnel, le partage légal d'informations à caractère secret permettent de ne pas être silencieux. L'inquiétude de la Présidente d'Enfance et Partage devrait s'en trouver au moins réduite. Mais ces sujets ne sont qu'une sous-partie de ce qui pèse sur les épaules d'un professionnel exerçant à la mission de protection de l'enfance ou y concourant. Le vrai poids, celui qui peut tétaniser un professionnel, c'est celui de la responsabilité. La responsabilité, c'est faire des choix que l'on peut assumer. En matière de protection de l'enfance, où la confrontation au risque est systématique (risque de se tromper dans le niveau de risque ou de danger, de faire plus de dégâts que de bien, etc.), le poids de la responsabilité est permanent. C'est un enjeu que de savoir assumer sa responsabilité, de produire des actes en responsabilité, qui permettent de prendre des risques avec assez de sécurité pour que tout enfant soit protégé de maltraitances possibles, qu'elles viennent d'un parent ou d'une institution.

C'est un lourd fardeau, oui. Mais, comme nombre de mes collègues, je ne l'échangerai pas contre la pseudo-légèreté qu'offrent des réponses systématiques construites par des référentiels et procédures, par l'obéissance fidèle à un cadre qui cherche la voie du moindre ennui ou par l'idéologie de la protection prioritaire... de mon intérêt (signalement-parapluie et IP-parasol).

Placer le secret professionnel comme objet constituant en soi un problème est une réponse facile, tellement "évidente" qu'elle n'a besoin d'aucune démonstration. Heureusement d'ailleurs, car pour ce qui est de la démontrer, l'affaire serait rude et probablement impossible. Mais énoncer une nouvelle fois un "lieu commun" sur le secret professionnel n'en fait pas une vérité. Et surtout, cela ne constitue en rien une réponse aux véritables enjeux touchant aux circulations d'informations et à celles qui doivent rester secrètes pour l'intérêt des enfants.

 

Concernant les questions de protection de l'enfance, je ne peux que vous conseiller, si vous ne l'avez déjà fait, de consulter notre page dédiée : Secret professionnel et protection de l'enfance - Trois situations, trois contextes.