Radicalisation religieuse, terrorisme, secret professionnel, secret partagé... Après « Charlie », raison garder !

Écrire après les attentats demandait du temps. Il me fallait laisser retomber les émotions, fortes, ressenties et incessamment relancées durant ces 5 journées allant du 7 au 11 janvier 2015. Revenir à l'écrit, bien que la période soit encore troublée, est aujourd'hui plus simple. Nous sommes pleinement dans les remous des attaques lancées il y a quelques semaines. Nous voilà déstabilisés, puisqu'une crise est un état de déstabilisation entre deux moments d'équilibres. Nous connaissons bien en travail social ce qu'est une crise : nous travaillons avec des personnes qui souvent en vivent une, voire plusieurs simultanées. Cependant, cette fois, nous sommes aussi dans cette crise. Et avec nous l'ensemble des institutions. Il faudra pourtant, et ce travail a commencé, développer des analyses des raisons de cette situation et des moyens pour la faire évoluer vers du moins pire, voire mieux encore. Ce n'est pas le centre de ma réflexion ici. Je souhaite simplement dire quelques pièges que nous devons éviter dans l'état de crise que nous traversons et où s'organisent et se réorganisent nos positionnements professionnels

Un vrai danger que comporte cet état, c'est que, comme le craint Edgar Morin (Le Monde, 9 janvier 2015, page 14) en matière d'analyse de ces événements et de leurs causes, la pensée réductrice triomphe et la peur s'aggrave. Dans notre secteur aussi, cette crainte est fondée...

La peur augmente les circulations d'informations "folles"

La peur peut amener à faire n'importe quoi. Des signalements impensables il y a quelques semaines encore ont pu se produire, des "informations" ont circulé vers les autorités judiciaire et administrative sans être stoppées, pour aboutir à des actes sidérant. Un enfant de 8 ans auditionné à Nice dans le cadre d'une enquête pour apologie du terrorisme... Un autre de 9 ans dans l'Ain, pour une histoire encore plus "incroyable" mais pourtant vraie... Et une fillette de 10 ans... Si le but des terroristes est d'affaiblir une société en la rendant folle de peur, donc capable d'actes insensés motivés par sa peur, alors certaines formes de réaction viennent, bien involontairement, donner quelques victoires aux terroristes. Histoire de retrouver un peu de sérenité, peut-être que certains responsables devraient lire le beau texte de Luc Vaillant "J'ai 8 ans, j'sais que c'est pas vrai, mais je suis terroriste"...

Les partisans d'une pensée réductrice souhaitent accentuer les circulations d'informations

Nous savons que, dans des instances telles que les Contrats Locaux de Prévention de la Délinquance ou Zones de Sécurité Prioritaire, des représentants du Préfet et/ou des Procureurs de la République viennent appuyer de toute leur autorité des demandes de partage d'informations nominatives à caractère secret sur des situations individuelles ou familiales. Pour tenter de réguler ces encouragements à rompre le secret professionnel (donc à commettre un délit...), une Charte déontologique a été mise en oeuvre durant l'été 2014 par le Comité Interministériel de Prévention de la Délinquance. La lecture de ce texte, on ne peut plus officiel, aurait dû calmer les ardeurs de ceux qui pensent que c'est par la confusion des places et l'abus de confiance envers les personnes que reçoivent les travailleurs sociaux que l'on va aller vers un monde plus sûr et respectueux du "vivre-ensemble"...

Les attentats de janvier ont relancé ces demandes toujours plus pressantes dans certains de ces lieux. Avec parfois des tentatives de culpabilisation : ne pas partager une information serait une perte de chance pour la sécurité...

Voilà une version réductrice assurément, aveuglée par l'horizon désirable qui la sous-tend : améliorer la détection par les services de police et justice. Cette vision figée, qui n'envisage que le effets espérés sans prendre en compte tous les effets probables de l'action, est plus que fragile. Posons-nous quelques questions "naïves"... Qui aura confiance dans des services sociaux et en des professionnels qui prétendent que l'on peut leur faire confiance et leur confier des difficultés, alors qu'ils iront remonter ces informations vers les autorités judiciaires pénales ? Combien de temps faudra-t-il au public pour savoir que ce qui a été confié à un professionnel du social s'est retrouvé exposé dans une instance à vocation sécuritaire avec un nombre conséquent d'acteurs institutionnels ? Combien de professionnels daigneraient contribuer à un tel abus de confiance ? Combien accepteraient de participer à une forme organisée de surveillance généralisée de la population ou d'une partie d'entre elle ?

Et enfin, quelle efficacité pour un tel dispositif ? En voulant puiser dans une source (le travail social) pour des objectifs de détection, on contribue à la tarir, parasitant voire interdisant l'efficacité du travail social, notamment dans sa dimension de prévention et d'accompagnement.

Ni culpabilisation, ni illusions

L'argument de la prévention du terrorisme par la détection du terroriste potentiel ne doit pas entraîner le travail social. Il n'est pas convaincant pour plusieurs raisons.

Tout d'abord, l'épuisement des sources évoqué plus haut. Un exemple le montre. Intégrant le fait qu'ils étaient surveillés, Mohammed Merah comme les frères Kouachi, ont su donner le change pour ne pas alerter les services de renseignements. Dans les prisons, l'embrigadement n'est plus visible et se fait tout à fait discrètement, limitant les signes permettant de le repérer. Une personne sous surveillance s'adapte pour y échapper... tout en restant visible. Elle transforme de ce fait la relation qui existe avec son interlocuteur, afin de lui donner une image arrangée d'elle-même et de sa réalité. En protection de l'enfance, nous connaissons ce comportement adaptatif de nombre de parents lorsqu'ils craignent, à tort ou à raison, que leur enfant leur soit retiré. C'est ainsi que sont gardées sous silence des informations sur la violence conjugale et/ou parentale lorsque l'on rencontre son assistante sociale. Puisqu'il y a danger à dire, le silence s'impose. Le travail possible en est alors altéré voire devient impossible.

Mieux vaut au contraire avoir des espaces distincts et cloisonnés. Qu'un adolescent puisse dire la place de la religion dans sa vie permet de comprendre quel est son rapport à cette croyance, quels liens s'organisent autour de la pratique qu'il adopte, les rituels auxquels il se conforme, c'est cela qui va permettre de l'aider à se construire en développant sa capacité de pensée. Si, pour lui, dire qu'il s'est converti à l'islam revient à se voir observé comme potentiel terroriste par un ensemble d'acteurs de différents champs, il y a peu de chances qu'il veuille en parler. Quelle solution devant ce silence ? Multiplier les observations et captations afin de savoir ce qui se cache peut-être derrière ? C'est le rôle des services de renseignement et de police. Ce n'est pas celui du travail social.

L'extension des systèmes et actes de contrôle à d'autres sphères que celles désignées est une tendance notable qui doit nous alerter. A partir du moment où les professionnels du travail social seraient engagés dans des actes de remontées d'informations ciblées (potentielle dérive radicale) hors du cadre légal et déontologique, ils seraient moins hésitants à remonter d'autres types d'informations, notamment délictuelles. La théorie de l'engagement et celle de la dissonance cognitive sont sur ce point fort intéressantes à connaître. De plus, en augmentant les risques de confusion des objectifs, des espaces, des champs d'intervention et des rôles du travail social et des forces de sécurité, la proximité rend aisée toutes les circulations. Et n'oublions pas que l'arsenal de surveillance permet de plus en plus l'extension des interventions policières et judiciaires pénales. L'expérience des Etats-Unis en la matière peut nous alerter. Le bilan du Patriot Act, créé pour combattre le terrorisme et qui a étendu les possibilités de surveillance des personnes, montre que l'immense majorité des procédures qui en ont découlé ne relèvent pas du terrorisme, mais de la délinquance "classique"... Pensé pour prévenir le terrorisme, utilisé à d'autres fins. Etrange résonance avec les demandes entendues de certaines autorités ces derniers jours...

Enfin, en agissant ainsi, ces autorités affaiblissent leur légitimité. Lorsque les autorités elles-mêmes en appellent implicitement à ne plus respecter le cadre légal, n'y a-t-il pas un problème ? Quelle crédibilité en retirent les autorités qui lancent une insistante invitation que nous pouvons résumer ainsi : pour faire respecter la République et ses lois, nous vous demandons de ne pas la respecter. Le message implicite, involontaire mais réel peut s'avérer contre-productif, tant en matière de détection que sur la plan moral. Respecter la République, c'est respecter ses fondements, son organisation, sa constitution, ses lois. Appeler à la respecter nécessite de la respecter soi-même.

Au-delà de la peur et de la pensée réductrice, qui peuvent motiver des injonctions aussi étranges, nous devons voir ce qui est le véritable fondement de la demande, laquelle n'a pas attendu les attentats pour se manifester : sous prétexte de lutte contre le terrorisme, faire du travail social (et de tous les acteurs locaux) une sous-partie des politiques de sécurité publique au niveau individuel. Cette sous-mission serait la victoire d'une vision sécuritaire, une prise de pouvoir d'acteurs de sécurité sur l'action sociale. Drôle de séparation des pouvoirs à laquelle notre constitution se réfère pourtant. Un "magnifique" réseau de surveillance des populations, sur la voie publique comme dans leurs espaces privés. Un simple oubli cependant dans ce calcul : le coût d'un tel système, les effets négatifs qu'il engendrerait. Plus que jamais, nous avons à dire ce coût d'une telle vision : la suspicion généralisée envers la population... la défiance du public envers les institutions... les stratégies de faux-semblant et d'évitement qui seraient mises en place par une partie des personnes par crainte que sa vie privée confiée dans le "secret" se retrouve connue de trop de gens, de l’institutrice de ses enfants, du gardien de l'office HLM, de l'élu local, des gendarmes... Sans oublier des dizaines d'heures de réunions avec parfois des dizaines de personnes présentes, venant de toutes institutions, ceci pour croiser des informations, avec une pertinence et un résultat dont l'intérêt reste à démontrer objectivement. 

Travailleurs sociaux et secret professionnel : facteurs de protection pour la société

Plus que jamais, dans un tel contexte, nous devons décrypter l'implicite des demandes qui nous sont adressées, ce qui fonde nos actes, savoir ralentir des circulations d'informations infondées et pouvoir en faire des pertinentes seulement si cela est nécessaire et auprès d'acteurs choisis, dans le cadre de ce que prévoit le droit.

Le droit actuel est suffisant et peut être activé si nécessaire : partage d'information concernant un mineur selon le 226-2-2; saisine d'autorités administrative, judiciaire ou médicale dans les cas prévu au 226-14 du code pénal; saisine du conseil général si un mineur est en danger selon le 226-2-1 du code de l'action sociale et des familles; activation d'un secours en cas de péril pour la personne ou pour autrui selon le 223-6 du code pénal; etc... Quand ces "outils" du droit ne sont pas nécessaire à activer, l'obligation de secret s'impose, un secret qui sécurise la zone de travail avec la personne pour faire évoluer la situation de manière positive.

Ce partage possible, raisonné, limité à des situations et des interlocuteurs très ciblés, est le contraire de la volonté de partage large et fréquent, sur la base de bribes d'informations relativisant leur consistance, dans des instances aux multiples acteurs avec des fonctions très différentes.

Notre façon de renforcer la société qui est mise à mal par ces terroristes, c'est de la faire vivre, pas d'y renoncer même partiellement. Un des fondements de notre société est le respect de la vie privée des citoyens et du secret professionnel pour ceux qui y sont soumis. Cela est compatible avec un travail efficace en terme de sécurité mais assumant ses propres limites : aucun système, même le plus contrôleur, ne peut parvenir à créer une société garantie sans risque. Au moment où un homme sous surveillance des services de renseignements a agressé trois militaires à Nice, il convient de rappeler la complexité de la tâche de prévention de ces passages à l'acte. La recherche de responsabilité par la mise en question des travailleurs sociaux et du secret professionnel ne satisfait que ceux qui cherchent des coupables lorsque leurs résultats ne peuvent atteindre l'illusoire "risque zéro".

Ce n'est donc pas en devenant des auxiliaires de police que nous aiderons efficacement notre société. Au contraire. Le travail social participe d'une société qui cherche à réduire les risques de dérives individuelles. Nous ne pouvons pas transiger sur nos fondements, nous devons aborder les questions dans leur complexité. La peur et la pensée réductrice sont mauvaises conseillères, pour la société comme pour les travailleur sociaux. Dans la crise, ou pour en sortir, il faut savoir raison garder et complexité intégrer.

 

 

Photo : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Marche_hommage_Charlie_hebdo_et_aux_victimes_des_attentats_de_janvier_2015_(17).jpg Auteur https://www.flickr.com/people/44435370@N05

By sébastien amiet;l [CC BY 2.0 (http://creativecommons.org/licenses/by/2.0)], via Wikimedia Commons