La portée de l’ombre portée, par Luc DIAZ, psychiatre

« Je suis un docteur pour les soucis ; on peut me les dire, on n’est pas obligé de me les dire, mais si on me les dit, cela reste secret. » C’est par ces quelques phrases, que je me présente le plus souvent aux enfants, petits et grands, que je reçois dans mon cabinet de psychiatrie. Je me surprends encorps de l’insistance tranquille, avec laquelle j’accentue en les dissociant, les deux syllabes du dernier mot : SE-CRET. Même et sur-tout, s’il est le dernier, il n’en est pas moins le plus important, sans lui aucun des autres ne peut tenir.

Il est tellement important que lorsque je rentre le soir chez moi, je m’interdis de parler de ma journée, ne serait-ce que d’évoquer, par exemple, le nombre de rendez-vous non honorés que j’ai eus. Je suis toujours et encorps surpris de constater combien même cette légère indiscrétion anonyme a pu avoir d’effets défavorables sur la thérapie des patients, qui en ont été victimes.

Si la question du secret est si centrale dans ma pratique, c’est bien sûr que c’est lui, et lui seul, qui peut permettre aux patients de pouvoir un peu déposer les masques, que le fait de parler nous oblige à porter. La persona latine, tout comme le prosopon grec désignent à la fois, et la personne grammaticale (je, tu, elle…), et le visage et le masque. La personne, c’est toujours et encorps ce qui sonne, resonne, résonne, raisonne, à travers… voire de travers.

Pour poursuivre dans la métaphore théâtrale, la scène chez les anciens grecs, a d’abord dit le drap tendu au fond de l’espace, puis la tente, où les acteurs allaient changer de masque, avant progressivement de désigner la scène telle qu’on la décrit de nos jours. Il faut un espace obscène, une ombre, pour pouvoir déposer ses masques, et aborder ses blessures les plus intimes. Il me semble parfois que tout mon travail se résume à porter cette ombre, pour qu’à l’abri de sa portée, les souffrances puissent se dévoiler et apparaître. Ni la lumière aveuglante de midi, ni les ténèbres de la nuit, ne peuvent permettre de les aborder.

Avec les adultes, il m’est relativement aisé de tenir ce cadre, celui du secret, où le jeu de mot facile, d’être le secret taire, peut tout de même faire entendre quelque chose de mon métier. Avec les enfants, c’est une tout autre affaire de manches. D’emblée, il y a les parents. Malgré toute ma relative bouteille, il m’est toujours aussi difficile de rester vigilant à préserver le secret. Je dis certes aux enfants, que tout ce qu’ils me le diront je ne pourrais pas le redire, je pourrais juste décrire ce que j’ai ressenti ; il n’en reste pas moins que la pente de l’obscénité est toujours savonnée par des questions du genre : « Il vous a dit que… ? ». Au-delà du rappel bienveillant que je ne peux pas répondre à cette question, il faut que je sois des plus attentifs à ne pas monter ne serait-ce qu’un quelconque étonnement dans la plus petite de mes mimiques, dans le moindre de mes sourcillements.

Le pire est cependant ailleurs, lorsque je sors de mon ombre portée pour me rendre à une équipe éducative, ou socio-éducative. Déjà, le terme d’équipe est des plus équivoques, et commence de savonner la pente de l’obscénité. Je ne me déplace plus désormais que pour signer des conventions d’intégration avec l’éducation nationale, et permettre ainsi à l’enfant que je reçois de pouvoir y être accueilli le mieux possible. Même si dans ces cas-là, ma place est, le plus souvent encorps, celle d'une écoute, écoute ponctuée du rappel bienveillant, que c'est d'un petit garçon ou d'une petite fille, dont nous sommes en train de parler, l’obscénité est portée à son comble.

Le raisonnement de la plupart des enseignants ou des travailleurs sociaux paraît simple et incontournable : ils sont des professionnels, et à ce titre ils sont eux-aussi tenus au secret professionnel. Je m’en méfie comme de la peste, ils sont de bonne foi, dans la majorité des cas, même si leur raisonnement est vicié à la base.

Le secret n’est pas un grand tout partageable à merci : le secret est singulier, et il doit le rester, au risque sinon de disparaître. J’ai en tête trop de situations, comme l’on dit dans ces cas-là, où le seul fait d’avoir participé dans une écoute bienveillante et taiseuse à une de ces dites équipes, a tari la relation transférentielle qui s’était instauré avec tel enfant, sans qu’il ait eu lui-même conscience de la relation de cause à effet, entre ce tarissement et ma participation à une telle réunion. J’ai bien du mal à le faire comprendre à ces professionnels, qui la plupart du temps le vivent comme une remise en cause de leurs compétences professionnelles justement.

Reste la question des dérogations possibles au secret professionnel, qui se résume à celle de la dénonciation de délits ou de crimes dont je peux avoir connaissance. Eh bien, en fait, elle ne se pose pas. Pour les adultes, aucune tergiversation possible, même si une patiente prétend maltraiter son enfant, je « me » dois juste de lui rappeler ce qu’elle sait déjà, à savoir que cela ne se fait pas et qu’il faudrait que cela arrête au plus vite ; même si un patient s’accuse d’être un pédophile… Resterait le cas, où un enfant, ou ce qu’on appelle un incapable majeur se plaint d’être la victime d’un adulte. Là non plus, je n’ai pas à dénoncer ces faits, je dois tout au plus faire en sorte que cet enfant ou cet adulte puisse être au mieux protégé, là encore, je n’ai pas à le dénoncer personnellement.

Ces cas sont rares, et leur nombre ne doit pas dépasser celui des doigts de la main de toute mon expérience. Par contre, beaucoup plus insidieuses et sournoises sont les demandes de certificat en tout genre qui me sont soumises. Là encore mon principe est clair, je ne peux écrire sur un certificat que le fait que je reçoive telle ou telle personne et depuis combien de temps. Si l’avocat ou l’avocate, qui est le plus souvent à l’initiative d’une telle demande, veut en savoir plus, il doit demander au juge qu’il nomme un expert (c’est-à-dire à peu près un confrère ou une consœur), qui pourra venir me poser des questions, auxquelles je ne pourrai répondre que par oui, non, ou je ne sais pas. D’autant plus que ce même avocat sera le premier à me dénoncer auprès du conseil de l’ordre des médecins, si jamais j’ai rédigé un certificat dérogeant au secret professionnel pour la partie adverse.

Sans secret, rien ne se crée…

Luc DIAZ faciebat

Le 13 juin 2016