Disparition des métiers du social, une atteinte au secret professionnel réel

Cet argumentaire est publié en soutien à la mobilisation contre la réforme des diplômes du travail social qui se déroule ce mardi 17 mars 2015, journée internationale du travail social.

La réforme des diplômes envisagée lors des « Etats Généraux du Travail Social » semble marquer le pas. La mobilisation des professionnels et de leurs organisations professionnelles et syndicales a marqué au moins un point dans cette partie qui n’a rien d’un jeu. Le projet, bien qu’appuyé sur une argumentation séductrice pour le travail social, allait entre autre vers la disparition du diplôme d’Etat d’assistant de service social et du secret professionnel par profession pour la seule qui y soit ainsi soumise. Le communiqué de l’ANAS à ce sujet est éclairant.

Certains veulent donc la disparition du secret professionnel par profession, pour ne laisser au « travailleur social générique nouveau » de possibilité de secret professionnel que par mission.

La défense du statut particulier des assistants sociaux est dans l’intérêt de tous les métiers du social : ce qui serait perdu pour la profession d’assistant de service social fragiliserait aussi les autres métiers. En effet, leur espoir d’accéder au même statut que les AS au regard du secret professionnel disparaitrait avec la réforme. C’est d’ailleurs contre un abaissement par le bas que les organisations professionnelles telles que l’ONES, France ESF ou la FNEJE se mobilisent elles-aussi.

Voici cinq points qui me paraissent essentiels pour mesurer le danger d’une telle évolution, toujours possible, et l’importance de l’enjeu à défendre l’existence du secret professionnel par profession dans le travail social.

Une profession intrinsèquement organisée pour accéder à un espace privé doit être soumise au secret

Une profession soumise au secret par profession a une histoire. C’est celle de sa position particulière dans la société, des actes qu’elle produit, des espaces auxquels elle accède, de ce qu’elle y entend, voit et perçoit. Sa situation se trouve dans une zone frontière, un « no man’s land » auquel quelques-uns seulement ont accès. C’est celle des assistant(e)s de service social depuis la création de ce diplôme. Leur histoire est celle d’une présence dans les quartiers, dans les familles, auprès des personnes dans les multiples lieux de rencontre possibles : logement, rue, entreprise, lieu de soin, lieu d’étude, lieu de vie…

Cela crée une responsabilité particulière : celui qui est au plus près d’une personne ou famille peut d’autant plus faire des dégâts s’il diffuse de façon inopportune voire préjudiciable vers l’extérieur des informations privées. Cela offre à ces professionnels qui entrent dans l’espace de vie des personnes, des informations multiples, bien plus que celles que, dans certains cas, il est autorisé à faire circuler ne serait-ce que vers son service.

Dans son service, des professionnels peuvent eux aussi être soumis au secret sans pour autant être au plus près du public dans sa vie « réelle ». C’est par exemple souvent le cas d’un chef de service, d’une secrétaire, du psychologue qui soutient une équipe. Ils peuvent être soumis au secret par mission. Mais leur rôle n’est pas d’être « dans » la vie de l’autre bien qu’ils s’en soucient, s’en occupent indirectement et influent sur elle parfois très directement.

Où qu’exercent les professionnels, la spécificité de la profession d’assistant de service social est de travailler toujours dans ces espaces particuliers, comme les médecins et les professionnels du soin. D’où l’importance qu’ils soient soumis au secret, qu’ils travaillent dans un service social du personnel ou dans un service d’aide aux personnes dépendantes, dans un service de protection de l’enfance ou au service du public dans un commissariat de police… Même si des missions soumises au secret devaient couvrir tous ces secteurs (ce qui nécessiterait une modification de la législation dans tellement de textes que la tâche en serait peut-être impossible), la soumission par mission s’avérerait insuffisante pour le public.

La profession est un périmètre restreint de circulation de l’information

Etre soumis au secret par profession, c’est d’abord pour le professionnel, être soumis au secret seul. Pas nécessairement pour le rester, seul, mais la base de ce secret professionnel est bien que l’on se trouve avec le devoir premier de conserver l’information confiée. La responsabilité ne s’incarne pas dans un « nous » mais dans un « je ». Nous sommes là au cœur de la responsabilité : celle de choisir un acte en conscience, sans en référer à une autorité, et d’être en capacité d’en répondre. Confiée à un professionnel, l’information ne l’est pas à un groupe.

Voilà une idée qui n’est plus évidente quand celles de transparence et de partage dominent la pensée jusqu’à en devenir une pensée dominante. C’est pourtant la base même de l’idée de secret professionnel : le principe, c’est le secret, et le partage l’exception.

La mission est un périmètre large favorisant la circulation de l’information

Agir dans le cadre d’une mission est bien souvent assimilé à « agir en collectif ». L’appartenance institutionnelle (« nous faisons partie de la même institution, donc nous devons travailler ensemble, pas de secret entre nous»), qui devient parfois injonction (« tu fais partie de la même institution donc tu dois partager avec ton équipe, ton responsable, etc. ») est déjà un moteur puissant de partage d’informations. La mission renforce encore ce climat. Le principe peut souvent se définir par un principe paradoxal : tu respecteras le secret professionnel en partageant l’information avec tes pairs. Certes, nous avons dans des conditions spécifiques, que la loi autorise ou que l’exceptionnalité de la situation légitime, à partager des informations dans notre équipe et institution. Bien entendu, le travail en équipe d’un même service avec une même mission peut être institutionnalisé. Mais c’est précisément une situation de non-secret. Il va de soi que, bien que relevant du non-secret, les informations ne sont pas mises sur la place publique pour autant. Les équipes cherchent le plus souvent à les garder confinées dans un espace limité à quelques personnes. Quelques personnes qui parfois dépassent la dizaine : des travailleurs sociaux, l’institutrice, le directeur d’école, l’équipe de la PMI, les responsables de ces services, le médecin de famille, le psychologue du CMPP, le coordinateur social de la mairie, l’équipe du programme de réussite éducative, etc.

Or, lorsqu’il y a groupe, la responsabilité se dilue aisément. Il n’est pas rare de voir chacun penser que l’autre, lui aussi au courant, est mieux placé pour agir… Il est fréquent aussi que chacun s’inscrive dans les règles du collectif : pour recevoir, tu dois donner ; pour être intégré, tu dois adopter le fonctionnement en place…

La mission est un lieu relatif de respect du secret. Le fait que certains professionnels qui agissent dans un « collectif missionnel » soient soumis au secret par profession ne leur interdit pas de travailler avec leurs collègues. Mais il peut les obliger à penser plus fréquemment la question du secret professionnel, donc à interroger les circulations d’informations. Sa culture ainsi que son identité professionnelles sont des atouts pour cette interrogation éthique vitale pour un travail social qui se veut respectueux des personnes. Je précise que cette exigence éthique n’est pas réservée aux AS, et qu’heureusement des éducateurs, des CESF, des ASFAM, des TISF, et d’autres encore, ramènent ces questions dans les pratiques ! Cependant, c’est souvent l’assistant(e) social(e) qui « e…… » avec ces questions. Ce n’est pas un hasard.

AS ou autres professionnels, vive ces lanceurs d’alertes défenseurs du secret professionnel !

Le secret renforce la profession en lui donnant un pouvoir

Une institution et un service social ou médico-social sont des entités de pouvoirs envers leurs publics. Il n’y a pas de relation d’égalité entre la puissance d’une institution et celle d’un usager. La difficulté à faire vivre dans le réel les droits des usagers inscrits dans les textes peut illustrer cette difficulté à donner toute sa place à la personne. La rapidité avec laquelle nous qualifions de « procédurier », dans un sens péjoratif, telle personne qui utilise les possibilités légales de faire valoir ses droits, me semble aller dans le même sens. L’institution, le service, le professionnel ont un pouvoir sur l’autre : l’autre, l’usager s’en remet volontairement au professionnel ou son service, ou « est remis » souvent contre son gré à ce service ou professionnel (pensons aux parents dont l’enfant fait l’objet d’une mesure de protection).

Impossible de ne pas mesurer au quotidien combien il est aisé que ce pouvoir puisse se transformer en abus de pouvoir. Il y a peu de forces aussi puissantes que celles que développe une institution (ses services et professionnels) sûre de sa fonction (l’aide) et de son choix (modalités de l’intervention). La faculté de limiter la circulation d’informations dans des systèmes qui deviendraient violents et maltraitants, ce qui revient à refuser d’alimenter la capacité de nuire de ce système, est notamment rendue possible par l’autorisation ou l’obligation pour le professionnel de se taire.

La législation donne un pouvoir au professionnel au sein même de sa structure, pouvoir qu’une hiérarchie ne peut sanctionner. Evidemment, ce pouvoir ne doit pas devenir lui-même un abus de pouvoir : refuser de travailler avec d’autres pour se situer dans la toute-puissance, protéger, en opposant le secret professionnel, une relation maltraitante envers un usager sont autant de dangers réels. Mais un encadrement solide techniquement peut repérer de tels abus et ne pas laisser faire.

Se taire doit pouvoir être argumenté, expliqué. C’est une obligation professionnelle. Le silence sur la situation doit être accompagné de mots sur le positionnement professionnel adopté.

Le secret professionnel est une magnifique reconnaissance de la profession

Les travailleurs sociaux, et les assistants de service social particulièrement, se plaignent de ne pas être reconnus par les pouvoirs publics. Il est vrai que d’autres professionnels sont plus souvent l’objet d’attentions bienveillantes et valorisantes. La connaissance du travail de l’ombre et silencieux des travailleurs sociaux et médico-sociaux est rare chez les décideurs. C’est même souvent désespérant de mesurer le niveau de la méconnaissance ambiante dans ces milieux.

Cependant, nous avons de la part du législateur une formidable reconnaissance, constante et silencieuse, à l’image de notre travail : le secret professionnel par profession !

Il faut faire confiance pour avoir inscrit dans la loi le principe suivant : où qu’ils exercent, ces professionnels peuvent, sauf situation de péril, taire les informations qu’ils recueillent sur une situation individuelle ou familiale. A eux de travailler avec les personnes sans avoir à donner les détails des vies de ces personnes à un tiers.

Si ce n’est pas une reconnaissance des assistants de service social, qu’est-ce que c’est ? D’où un des enjeux majeurs, pas seulement symbolique, qui se joue en ce moment. Supprimer le secret professionnel par profession aux AS, c’est leur ôter la forme de reconnaissance à mon sens la plus forte qu’elle ait ! Sacré message adressé aux professionnels...

Pas d’angélisme avec les AS : le secret professionnel est aussi un engagement éthique qui ne leur est pas réservé

J’ai beaucoup insisté sur la question des assistants de service social, forcément. J’espère avoir montré combien ce qui se joue autour de cette profession et du secret aujourd’hui concerne tous les métiers du social. Je sais que le cadre juridique ne suffit pas. Il existe des assistants sociaux dysfonctionnants, dangereux même, qui se targuent d’être soumis au secret pour ne pas le respecter ensuite, abusant les personnes qui se confient à eux. Des collègues éducatrices ou conseillères en économie sociale et familiale, non soumises au secret, sont dans bien des situations plus respectueuses de l’esprit du secret que ne le sont quelques AS. Constat douloureux pour moi qui ait eu l’illusion que forcément, fortes de la législation et de leur déontologie, les AS étaient au top sur la question du secret et du respect. L’illusion est passée. Je n'oublie cependant pas tous ces nombreux collègues AS que je vois faire vivre au quotidien le secret professionnel. Cette profession se doit d'être toujours exigente avec elle-même, condition pour qu'elle se situe au niveau de sa responsabilité. Etre soumis au secret par profession vous place aussi dans une certaine forme de pression, parfois peu confortable.

Je mesure combien la question du secret professionnel par profession est plus que jamais un des facteurs qui peut permettre que des personnes puissent encore se confier réellement en confiance avec un professionnel de service social. Car c’est quand le professionnel est soumis au secret par profession que le secret professionnel est le plus souvent réel.

Laurent Puech