Nous analysons sur ce site internet les évolutions législatives en matière de secret professionnel et de partage d’informations à caractère secret et ceci dans l’objectif d’en mesurer les conséquences et les marges de manœuvre pour les professionnels concernés.
Nous avons déjà pu évoquer les manières dont le législateur peut « détricoter » le secret professionnel en tant qu’obligation de se taire à travers la multiplication des dérogations possibles. Dans cet article, je souhaite mettre en lumière trois évolutions qui se retrouvent de manière transversale et qui dégagent donc une tendance assez parlante : celle de faire évoluer le cadre légal tout en rassurant les professionnels ; laisser un flou tout en incitant fortement les professionnels à partager ou transmettre des informations.
Ces trois évolutions sont les suivantes : la notion de partage d’informations « strictement nécessaires », la soumission très large de nouveaux acteurs au secret professionnel par mission et le développement de Chartes correspondant à une primauté de la « culture institutionnelle ».
La notion de partage d’informations « strictement nécessaires »
Chaque autorisation légale de partage d’informations a été encadrée légalement par des conditions concernant les professionnels concernés, l’objectif du partage ou encore la nécessité d’informer les personnes. Mais ce qui m’intéresse ici est plutôt cette condition redondante du « strictement nécessaire ».
Ces deux mots associés se retrouvent dans plusieurs textes de loi plus ou moins récents et viennent donc dessiner une tendance et asseoir cette notion de partage d’informations « strictement nécessaires » :
- « Par exception à l'article 226-13 du même code, les professionnels qui interviennent auprès d'une même personne ou d'une même famille sont autorisés à partager entre eux des informations à caractère secret, afin d'évaluer leur situation, de déterminer les mesures d’actions sociales nécessaires et de les mettre en œuvre. Le coordonnateur a connaissance des informations ainsi transmises. Le partage de ces informations est limité à ce qui est strictement nécessaire à l'accomplissement de la mission d'action sociale » Article 121-6-2 du CASF créé par la loi du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance ;
- « Par exception à l'article 226-13 du code pénal, les personnes soumises au secret professionnel qui mettent en œuvre la politique de protection de l'enfance définie à l'article L. 112-3 ou qui lui apportent leur concours sont autorisées à partager entre elles des informations à caractère secret afin d'évaluer une situation individuelle, de déterminer et de mettre en œuvre les actions de protection et d'aide dont les mineurs et leur famille peuvent bénéficier. Le partage des informations relatives à une situation individuelle est strictement limité à ce qui est nécessaire à l'accomplissement de la mission de protection de l'enfance » Article 226-2-2 du CASF créé par la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance ;
- « Les personnels des centres d'hébergement et de réinsertion sociale sont tenus au secret professionnel dans les conditions prévues aux articles 226-13 et 226-14 du code pénal. Par dérogation au même article 226-13, ils peuvent échanger entre eux les informations confidentielles dont ils disposent et qui sont strictement nécessaires à la prise de décision. » Article 345-1 du CASF modifié par la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes ;
- « Un professionnel peut échanger avec un ou plusieurs professionnels identifiés des informations relatives à une même personne prise en charge, à condition qu'ils participent tous à sa prise en charge et que ces informations soient strictement nécessaires à la coordination ou à la continuité des soins, à la prévention ou à son suivi médico-social et social. » Article L1110-4 du Code de la santé publique modifié par la Loi Santé du 26 janvier 2016.
Cette idée de ne partager que les informations strictement nécessaires nous apparaît rassurante dans un premier temps. Les professionnels soumis au secret se disent que le législateur a tout de même voulu encadrer les informations à caractère secret qui pouvaient être partagées. J’ai toutefois souhaité aller plus loin dans la réflexion sur cette condition légale de la « stricte nécessité » dans le choix des informations à partager.
Pour commencer, je pense qu’il faut relativiser le terme « stricte » qui ne vient ici qu’accentuer la condition de nécessité du partage d’informations. C’est donc bien le qualificatif « nécessaire » qui nous intéresse.
- Nécessaire pour quoi ? Dans quel objectif ? Selon les textes, nous pouvons repérer que le partage doit être nécessaire à la mission, à une prise de décision, à la coordination des professionnels ou encore au suivi. Le point commun de ces objectifs de partage d’informations est qu’ils visent au bon fonctionnement d’un dispositif en faisant en sorte que le « suivi » ne soit pas entravé par des obstacles au partage d’informations. Mais le partage d’informations ne peut-il pas être un obstacle en lui-même.
- Nécessaire pour qui ? L’institution ? Les professionnels ? La personne ? Il est intéressant de repérer que dès lors que nous nous positionnons en termes de suivi, de coordination ou de mission, le partage d’informations apparaît toujours utile là où l’absence de partage apparaît comme un frein. Par contre, si nous posions le partage d’informations comme devant correspondre à l’intérêt de la personne, les choses seraient différentes. Certes, les professionnels se positionnant bien souvent comme bienveillants, le partage d’informations serait présenté comme étant dans l’intérêt de la personne puisqu’il s’agit de l’aider. Toutefois, cela permettrait de poser la question de la place de la personne dans cette décision de partage et le choix des informations à partager ou non. Par exemple, dans un cadre d’aide contrainte, le partage de certaines informations peut servir le dispositif et son « bon fonctionnement » mais être contraire à l’intérêt propre de la personne. Enfin, je pense qu’un processus de réflexion et de décision avec la personne, même si cela n’est pas toujours possible, sur les enjeux du partage d’informations la concernant et la sélection des informations permet d’inclure cette question dans le processus d’intervention plutôt que d’en faire l’outil d’un dispositif.
Le développement d’une soumission large et paradoxale au secret professionnel
En l’espace d’un an et demi - entre la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes et la loi Santé du 26 janvier 2016, en passant par la loi du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement - le législateur a soumis au secret professionnel tous les professionnels exerçant en CHRS, les professionnels exerçant dans le cadre des MAIA [1] ainsi que les professionnels exerçant dans un certain nombre d’établissements relevant de l’article 312-1 du CASF [2].
Dans un premier temps, nous pourrions percevoir cette évolution comme positive car protégeant les personnes venant rencontrer ces professionnels. Mais tout en les soumettant largement à une obligation de se taire et aux sanctions pénales possibles qui y sont associées, ces lois prévoient dans le même temps une possibilité large et souple de partage d’informations entre professionnels soumis au secret. Autrement dit, plus vous êtes obligés de vous taire, plus vous êtes incités à partager des informations entre vous !
Ce paradoxe démontre bien la manière dont le secret professionnel est ainsi dévoyé et vidé de sa substance. Il n’est à ce jour même pas certain que tous ces professionnels ait connaissance de leur soumission au secret professionnel par mission et encore moins de ce que cela implique.
Nous avions déjà dénoncé cette évolution qui met en lumière l’aspect accessoire du secret professionnel qui n’est malheureusement pas pensé comme un sujet à part entière [3] et nous en avions donc appelé à un chantier national sur le secret professionnel.
Le développement d’une « culture institutionnelle » du partage d’informations
J’entends par « culture institutionnelle » le fait que les principales institutions employeurs du champ du travail social et médico-social ont développé des règles internes de partage d’informations et donc orienté les pratiques des professionnels en la matière. Plusieurs facteurs peuvent expliquer un tel développement.
Tout d’abord, la loi 2002-2 rénovant l’action sociale et médico-sociale a mis en avant les droits des usagers et demandé aux établissements d’élaborer un certain nombre d’outils (dont la charte des droits et libertés de la personne accueillie). Elle a également consacré et développé la pratique d’évaluation (interne et externe) des établissements et ainsi provoqué la naissance de l’ANESM [4] et de ses désormais fameuses « recommandations de bonnes pratiques ». Ce mouvement de normalisation du secteur a donc incité les institutions à se doter d’outils évaluables de travail et pouvant être utilisés par les professionnels.
Ensuite, nous pouvons repérer que les deux lois du 5 mars 2007 (protection de l’enfance et prévention de la délinquance) ont profondément bouleversé les institutions et les professionnels concernés dans leurs pratiques de signalement aux autorités compétentes et de partage d’informations. Aussi, nous avons vu se développer, notamment au sein des conseils départementaux, des chartes relatives au partage d’informations en protection de l’enfance et expliquant les nouveaux circuits de signalement au Procureur ou à la Cellule de recueil des informations préoccupantes. Ajoutons que dans le champ de la prévention de la délinquance, une charte déontologique a été produite et sert de base à tous les conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance pour établir un fonctionnement s’imposant à tous les participants. A ce sujet, l’ANAS avait d’ailleurs produit un document assez instructif [5] d’analyse de cette charte.
Enfin, le nombre de professionnels soumis au secret par mission, c’est-à-dire au titre de leur emploi dans une institution donnée a nettement augmenté. Or, dans ce cadre, ce n’est pas votre diplôme, le corps professionnel auquel vous appartenez qui détermine votre obligation de secret mais l’institution qui vous confie, en vous employant, une mission. Cela peut paraître secondaire ou anodin mais je pense que le rapport au secret professionnel et sa construction devient alors dépendant de la manière dont l’institution le fait vivre. Est-il si rare que des professionnels se réfèrent davantage à une charte ou des notes internes qu’au cadre légal qui pourtant prévaut ? Combien de professionnels soumis au secret vont s’opposer à des chartes ou directives préconisant, si ce n’est demandant, des actes professionnels de transmission d’informations manifestement illégales ?
Face à ce développement d’une culture institutionnelle du partage d’informations, il est essentiel d’en revenir au Droit et de développer une posture d’analyse plutôt que d’application des directives. Une charte n’est qu’un outil de travail et une directive doit être légale. Ces outils n’ont que peu de sens et peuvent même parfois s’avérer dangereux s’ils ne sont pas intégrés à une culture professionnelle.
En conclusion, nous pouvons rappeler que l’avenir du secret professionnel ne dépend donc pas uniquement de l’évolution de ses contours légaux. Les directives institutionnelles, les incitations quotidiennes à la concertation et au partage conditionnées par la complexité des dispositifs, l’idée que l’on agit mieux lorsqu’on sait plus, le développement du principe de précaution… c’est tout cela aussi et la manière dont nous nous positionnons au quotidien qui détermine les pratiques de demain. L’heure n’est pas à la confrontation ou au débat sur un projet de loi visant la suppression du secret professionnel, mais à la mutation par la base des pratiques et des cultures professionnelles via les évolutions des politiques sociales, du management dans ce secteur et des formations des travailleurs sociaux.
Antoine GUILLET
[1] Méthode pour l’Autonomie et l’Intégration des malades d’Alzheimer
[2] Pour plus de détails : voir l’article consacré à l’article L1110-4 du code de la santé publique et l’analyse de ses décrets d’application
[4] Agence Nationale de l’Evaluation et de la qualité des établissements et Services sociaux et Médico-sociaux