Secret professionnel : quand ceux qui veulent (tout ?) savoir usent de la culpabilisation et de la menace.

Les travailleurs sociaux et médico-sociaux interviennent dans des situations de vie parfois simples, d'autres fois complexes. Il arrive que les thèmes qui marquent certaines situations soient des "sujets sensibles". Nous pouvons entendre "sujets sensibles" au sens de "sujets délicats à traiter car complexes". Ces sujets-là sont fréquents pour les professionnels. Mais un autre sens correspond mieux à ce qui est ici entendu comme étant des "sujets sensibles" : sujets pouvant engendrer une forte onde de choc et un impact majeur pour des personnes et la société.

Protection de l'enfance, violence conjugale et terrorisme : sujets hautement sensibles

Parmi ces sujets, trois se détachent particulièrement. La question de l'enfance en danger n'a cessé de monter parmi les premiers points d'inquiétude pour notre société, les citoyens et les professionnels. Le combat d'associations féministes a permis de faire sortir de l'ombre l'importance des conséquences des violences se produisant au sein de certains couples. Enfin, les actes de terrorisme et le départ pour la Syrie de nombreux majeurs et mineurs ont mis en avant cette thématique bien au-delà des services de police et justice.

Pour chacun de ces thèmes, il existe un incontestable risque de drame. Nul besoin de préciser plus avant : chacun en est conscient. Pour chacun de ces sujets, nous pouvons constater une mobilisation des pouvoirs publics. On peut la juger insuffisante, inadaptée, excessive ou satisfaisante. Elle est objectivement incontestable et parfaitement légitime. L'opinion publique s'émeut de ces situations. Les élus votent des textes, mettent en oeuvre des dispositifs. Les forces de police, gendarmerie et justice, ainsi que les services sociaux ou de santé prennent en compte ces questions dans leurs objectifs et pratiques.

Secret professionnel : le moyen d'un travail séparé et complémentaire

Plusieurs types de services, clairement séparés sont appelés à travailler sur des thématiques identiques, donc parfois dans les mêmes situations individuelles ou familiales. Se posent donc les questions des complémentarités, articulations et séparations des services. Les textes de loi permettent dans chacune des situations énoncées de travailler. La législation impose dans les trois thématiques que nous évoquons ici (et plus largement quelle que soit la situation), de provoquer un secours lorsqu'il y a péril (voir l'article 223-6 du code pénal) pour une ou plusieurs personnes. Chaque professionnel doit donc saisir un service de secours (qui peut être la police ou gendarmerie, ou encore pompiers ou SAMU) s'il a connaissance d'une situation de péril (pour bien comprendre ce qu'est le péril, voir Assistance à personne en péril). En clair, quand un enfant est dans cette situation, tout comme lorsqu'une femme victime de son compagnon actuel ou passé, ou encore quand des éléments sérieux permettant de penser qu'une personne va commettre un acte terroriste, le droit a prévu l'obligation pour chacun (même soumis au secret professionnel) d'alerter les autorités.

Dans les autres situations, le professionnel soumis au secret a parfois des marges de manoeuvre qui lui permettent de travailler, dans le cadre des missions de son institution et avec les possibilités qu'offrent sa fonction et ses compétences. Cela permet de réduire les risques dans des situations de mauvais traitements sur des enfants, de violences conjugales ou de processus d'endoctrinement. Cela améliore la situation de nombreux majeurs et mineurs, chaque jour, silencieusement. Un des facteurs de ces réussites se trouve aussi dans la possibilité d'avoir pu travailler sans que des services multiples aient été informés. Un enfant peut retrouver un cadre de vie adapté à ses besoins sans qu'un juge des enfants ait été saisi... Une femme victime de violences conjugales peut sortir de cet engrenage sans avoir jamais eu recours aux forces de police ou gendarmerie ni à la justice... Un adulte ou mineur peut évoluer dans son rapport à ce qu'il considère comme "vrai" et "faux" pour s'éloigner de voies qui aurait peut-être abouti dans une impasse sans retour...

L'injonction à la fusion-confusion ne veut pas s'embarrasser du secret professionnel

De plus en plus, avec la tension autour de ces sujets sensibles, nous assistons à des mises en commun. Des instances communes se multiplient, favorisant la connaissance réciproque, les partages d'analyses, le repérage de problématiques présentes sur un territoire et des diagnostics forts intéressant. A travers le rapprochement des participants, la proximité des institutions s'en trouve renforcée. Un premier niveau de confusion peut ici apparaître : nous travaillons tous pour le bien commun donc (et c'est essentiellement dans ce "donc" que se situe le biais), nous pouvons partager des informations. Après tout, comme il arrive les policiers et gendarmes interviennent dans - ou soient intéressés par - les mêmes familles que celles où des travailleurs sociaux exercent, ils peuvent échanger sur ce qu'ils savent. "Pas de secret professionnel entre nous" ! Mais cela restera évidemment secret, entendez par là que "ça restera entre nous que nous travaillons ensemble"...

Bien évidemment, et fort heureusement, la question du secret professionnel, rappelée par les travailleurs sociaux et/ou leur encadrement, fait obstacle à cette vision. D'un point de vue éthique, au regard de l'efficacité de l'intervention sociale et, ce qui n'est pas rien, par rapport au cadre légal du secret professionnel auquel sont soumis tant les travailleurs sociaux que les policiers et gendarmes, cette proposition ne peut être acceptée. L'accepter constituerait une forme d'"infraction pénale en bande organisée"... De plus, elle entraînerait une situation infernale : si, par exemple, le travailleur social recueille des informations qui vont se retrouver dans l'escarcelle d'un service d'enquête en dehors de tout cadre prévu par la loi, il n'y a que deux solutions pour le professionnel : soit le dire clairement à la personne, soit lui mentir par omission ou en tronquant la réalité de la situation. En le disant à la personne, attitude honnête, celle-ci peut au moins adapter ce qu'elle souhaite dorénavant dire ou pas en connaissant les enjeux. Autant dire que, soit la personne cessera tout lien non-obligé avec le professionnel, soit le travailleur social travaillera à partir de ce moment avec une personne qui lui raconte une histoire que le professionnel fera semblant de croire... tout en faisant croire à la personne qu'il est là pour l'aider et la ...respecter. Deuxième option : ne pas le dire à la personne et donc lui mentir. La relation d'aide en est-elle encore une lorsqu'elle a pour toile de fond le double-jeu et le mensonge à la personne ? Précisons qu'un agent du renseignement est, lui, légitime à utiliser le double-jeu et le mensonge pour parvenir à ses fins... Tout comme Préfet et Procureur de la République sont dans une possible forme d'incarnation de leur mission quand ils demandent (et seulement demandent...) s'il est possible de leur faire remonter des informations. Après tout, chacun peut demander des informations à qui il souhaite. L'important se trouve dans la position adoptée par celui à qui la demande est adressée. On peut par exemple demander à mon médecin si j'ai des pensées suicidaires, un problème de santé quelconque. Je compte sur mon médecin, son éthique, sa déontologie et son obligation légale de secret professionnel, pour ne jamais répondre à une quelconque question concernant ma santé, qu'elle soit bonne ou altérée. Si cette position est simple à comprendre quand il s'agit de nous, elle semble difficile à accepter pour et par certains.

Culpabiliser et menacer pour contraindre les professionnels et services sociaux...

Lorsque est opposé le secret professionnel, donc lorsque quelqu'un ose simplement rappeler le droit pénal et l'éthique des travailleurs sociaux, ceux qui veulent de l'information et ont une situation de pouvoir peuvent faire usage de formes d'argumentations forts contestables. Des procureurs de la République ou des Préfets ont pu à différentes occasions utiliser un même mode argumentatif pour entraîner au partage d'informations du travail social vers les services de police-gendarmerie ou justice. Cette argumentation s'organise autour d'une menace, une culpabilisation et un article de droit. Le tout se retrouve dans une phrase : "Si vous ne remontez pas une information, alors que l'article 40 du code de procédure pénale vous y oblige, et qu'un drame survient (décès d'un enfant, d'une femme victime de la violence de son compagnon, acte terroriste), cela vous retombera dessus...". Ce qui est induit dans ce type de propos, c'est "soit vous vous engagez à faire remonter des informations, soit on ne vous loupera pas si vous avez été en contact avec quelqu'un dont la situation se termine par un drame (victime ou auteur), et ce quels que soient les éléments dont vous disposiez..."

Menacer, c'est faire craindre quelque chose à quelqu'un. Ici, la mise en cause possible via une enquête, une possible sanction puisqu'il est suggéré qu'il y aurait une faute de la part du professionnel... Culpabiliser, c'est tenter de faire ressentir par une personne un sentiment de faute. Ici, la mention d'une vision orientée du droit, l'idée erronée d'une obligation de transmettre sans compter l'appel à l'émotion sous-tendue dans cette situation.

La faiblesse de la menace-culpabilisation

Sans doute ce type d'argument peut faire basculer certains services, responsables et professionnels. Cependant, s'ils prennent du recul et décryptent un peu ce mode d'argumentation, ils s’aperçoivent rapidement que la force de l'affirmation (notamment lorsqu'elle est prononcée par Procureur ou Préfet) est proportionnelle à la fragilité de son contenu.

En effet, si le droit prévoyait de façon indiscutable qu'un professionnel soumis au secret doive transmettre aux services de police/justice le moindre élément d'information concernant une situation dans laquelle un drame peut potentiellement survenir (c'est à dire... toutes les situations de vie puisque partout, le drame est possible sans pour autant être toujours significativement probable), l'affaire serait simple. Les professionnels le saurait, le rappel par un Procureur ou Préfet ne poserait aucunement problème et le texte de droit qui viendrait en appui de leur propos serait évident. Si certains ont recours à l'affirmation menaçante et culpabilisante, c'est justement parce que le droit ne correspond pas aux souhaits de ceux qui utilisent ce mode argumentatif. Culpabiliser et menacer sont des modes qui montrent la faiblesse de l'argumentation. Quand on échange entre professionnels de différents secteurs (justice, police, gendarmerie, travail social, santé...), l'argumentation doit être raisonnée, logique, étayée, avec des sources vérifiables... L'argument d'autorité ne suffit pas. Et force doit rester à la loi, autorité supérieure à toutes les autorités...

En l’occurrence, lire le fameux article 40 alinéa 2 du code de procédure pénale que nous décryptons sur secretpro.fr permet de constater :

- Que cet article, qui ne concerne que les fonctionnaires, ne peut s'imposer comme un impératif pour les professionnels soumis au secret...

- Que cet article ne concerne que la connaissance de délit ou crime passés... alors qu'il est utilisé dans l'argumentation entendue dans certaines réunions pour "justifier" la transmission d'informations relevant de "signaux dits faibles". Je donne un exemple concret et très actuel : chez un adulte, une conversion à la religion musulmane, se manifestant par l'adoption d'un mode vestimentaire nouveau et la tenue de propos suivant ce que la personne comprend comme étant des prescriptions inscrites dans les textes de référence de sa croyance, rien de cela ne constitue un délit ou un crime. Aucun texte de droit n'impose ni autorise la remontée de cette information d'un professionnel soumis au secret professionnel vers une cellule de veille et de prévention et de la radicalisation telles celles constituées dans chaque département depuis quelques mois. Au contraire, le secret s'impose.

Le droit est bien fait. En effet, si parmi les éléments connus, le professionnel apprend que cette même personne s'est procurée un fusil de type kalachnikov (cas hors-norme il faut bien le dire...), le professionnel est autorisé à faire remonter cette information au Préfet (226-14 3° du code pénal), voire dans l'obligation de signaler à une autorité judiciaire (Procureur par exemple) sur la base du 223-6 du code pénal. La confrontation de ces textes de droit ne pose pas de problème par rapport au secret professionnel.

Le travailleur social ne se confond pas avec un agent de renseignement

Si le professionnel du travail social soumis au secret peut, dans certaines conditions, transmettre des informations à l'autorité judiciaire, il n'est pas un agent de renseignement chargé de remonter des informations sur la population qu'il rencontre. Le droit ne permet pas tout. Il interdit même clairement certains actes. L'argument de la recherche d'une efficacité dans la prévention de l'acte dramatique constitue un horizon désirable et objectif faisant consensus. Il devient contre-productif, voire dangereux pour tous lorsque cela amène à confondre les espaces et faire entrer dans une logique de renseignement des professionnels du travail social qui perdraient ainsi tant leur légitimité et crédibilité auprès des populations que leur efficacité dans l'intervention sociale qu'ils peuvent développer.

Pour faire suite à ce billet, motivé par des constats et témoignages qui se multiplient depuis 2014, vous trouverez très bientôt sur le site une analyse des questions de secret professionnel et de "prévention de la radicalisation".