Le secret professionnel en service social du travail : histoire d’une controverse

A travers cet article, j’ai décidé d’aborder la question du secret professionnel à travers des revendications et débats de reconnaissances statutaires au sein d’un champ professionnel qui est celui du service social du travail. En effet, j’ai été alerté plusieurs fois via notre site internet afin de savoir si un secret professionnel par mission existait en service social du travail ou encore si les conseillers du travail étaient soumis au même titre que les assistants sociaux au secret professionnel. Que se cache-t-il derrière ces deux questions a priori anodines ? En quoi être soumis au secret professionnel marque-t-il une différence ?

Je ne reviendrai pas sur la crédibilité qu’apporte le secret professionnel à un groupe professionnel donné ou sur les marges de manœuvre que permet cette obligation de se taire. Nous traitons déjà largement ces deux points sur ce site.

Par contre, je pense pertinent de comprendre à travers cet exemple les ressorts de certaines controverses autour de la soumission ou non de groupes professionnels donnés au secret professionnel.

Le service social du travail : flou d’un champ professionnel

Rappelons tout d’abord que le service social du travail est à la croisée du travail social et de la question du travail. Définit par le code du travail, aux articles L.4631-1 et L.4631-2, il s’inscrit dans l’histoire du travail social et plus particulièrement de la profession d’assistant de service social. Il a pour objet d’intervenir en même temps sur les sphère personnelle et professionnelle et plus précisément sur l’équilibre entre les deux.

Depuis les surintendantes d’usine des débuts, le champ s’est considérablement transformé. Ce que nous appelons aujourd’hui « service social du travail » est exercé par différents professionnels avec différents statuts d’exercice.

Nous retrouvons : 

- 3 cadres d'emploi : l’exercice libéral, le service social inter-entreprises et le salariat par l’entreprise.  

- 4 profils de professionnels : les assistants sociaux, les autres travailleurs sociaux (CESF principalement), les conseillers du travail assistants sociaux de formation initiale, les conseillers du travail ayant une autre formation initiale (RH, école de commerce, coach, etc.). 

Par ailleurs, le cadre légal a été modifié par la loi du 20 juillet 2011 relative à l’organisation de la médecine du travail et la circulaire du 9 novembre 2012 qui a suivi. Il prévoit désormais qu’un service social du travail est constitué par un conseiller du travail, ou un assistant social du travail avec un niveau Bac+4, et intégré à un service de santé au travail. Sauf que dans les faits, nous voyons des assistants sociaux avec leur seul DEASS au sein des entreprises parvenir à trouver une place et effectuer les missions dévolues aux conseillers du travail ou aux assistants sociaux du travail. De plus, cette fameuse spécialisation post-DEASS n’existe aujourd’hui tout simplement pas. Nous trouvons donc là une controverse ayant pour support concret un conflit juridique autour de la définition des professionnels légitimes à exercer la mission de service social du travail. 

Nous commençons à entrevoir l’enjeu du secret professionnel dans un champ en mutation et surtout en quête de reconnaissance et de légitimité sociale, dit avec des notions de sociologie interactionniste : une licence. 

Or, licence et mandat sont intimement liés dans le processus de construction d’un groupe professionnel. En effet, si nous reprenons les travaux d’Everett C. HUGUES sur la division morale du travail, la licence est entendue comme « l’autorisation légale d’exercer un certain type d’activité » (1) . Dans un processus de construction, cette licence conduit ensuite le groupe à revendiquer un mandat, c’est-à-dire, puisqu’ils font ce que d’autre n’ont pas le droit de faire, « prétendre indiquer à la société ce qui, dans tel domaine de l'existence, est bon et juste pour l'individu et pour la société » (2) . 

Dans notre cas d’espèce, deux licences se mêlent et font l’objet d’une controverse : 

- Celle d’exercer en service social du travail : entre assistant social, « assistant social du travail » qui reste un flou juridique et conseiller du travail.  

- Celle d’être soumis au secret professionnel : seuls les assistants de service social sont soumis au secret professionnel. Il n’existe pas de secret par mission en service social du travail. Donc, pour les conseillers du travail, seul ceux ayant un DEASS sont soumis au secret professionnel. 

En somme, la licence du secret professionnel pour les conseillers du travail, présentée comme fondamentale lorsque l’on intervient en entreprise, est subordonnée à la profession d’assistant de service social. 

Cela n’est pas sans poser problème à l’heure où nombre de conseillers du travail veulent se voir reconnaître la licence de mettre en œuvre un service social du travail en entreprise en agissant sur le manque de légitimité et de compétences des seuls assistants sociaux. 

Une fois que nous avons compris les enjeux, le flou juridique environnant et l’entremêlement de ces deux licences, nous pouvons désormais faire un pas de côté pour analyser l’enjeu actuel autour du service social du travail soumis à la loi du marché. 

Service social du travail ou service social en entreprise ?

Derrière ces deux dénominations visant a priori un même champ, se trouve toute l’ambivalence de ce champ professionnel très justement pointée par François ABALLEA et Charlotte SIMON (3). Les acteurs de ce champ -qu’ils soient assistants sociaux ou conseillers du travail, exerçant en libéral, en inter-entreprises ou encore comme salariés- revendiquent une spécificité qui est celle d’agir sur le travail en intervenant au sein des entreprises. Or, l’analyse nous démontre leur difficulté à mettre cette revendication en actes.Tout d’abord, le service social du travail est un marché concurrentiel entre des professionnels libéraux, des grands groupes de prévoyance proposant un service social pour les salariés -notamment via des plateformes téléphoniques- en passant par des structures interentreprises pouvant être associatives ou marchandes. Le plus souvent, les professionnels embauchés directement par les entreprises dénoncent ce marché et ce dévoiement de leur métier. 

A l’aune des RPS et de la logique de gestion des risques liés aux conditions de travail, la concurrence s’est accentuée. Seulement, elle amène les attentes des entreprises vers davantage d’interventions centrées sur l’individu en séparant autant que faire se peut les sphères personnelles et professionnelles. Ainsi, un réel marché s’ouvre pour une structure qui vend une prestation de service social visant à aider les salariés lorsqu’ils ont une difficulté personnelle. De la même manière, les psychologues du travail, les cabinets d’audits spécialisés sur la question des RPS fleurissent et prospèrent sur une expertise concernant le bien-être ou la qualité de vie au travail (vous remarquerez au passage qu’il n’est plus au goût du jour de parler de souffrance au travail ou de maladies professionnelles). 

Par contre, une structure qui propose d’agir sur le travail de manière collective et préventive tout en faisant le lien entre les sphères personnelles et professionnelles ne rencontre pas son public tant la stratégie libérale et capitaliste vise à individualiser, médicaliser et au final isoler la question de la souffrance au travail de l’organisation même du travail. 

Ainsi, cette réalité rencontrant celle d’une précarité et d’inégalités grandissantes, les services sociaux en question interviennent là où il y a de la demande soit très majoritairement individuellement et sur des questions d’ordre personnel. Certainement que nous pourrions avoir une approche critique en interrogeant au fond l’adhésion de ce champ professionnel à des logiques managériales qui contribuent grandement aux maux qu’il prétend traiter. Cela serait un raccourci trop simple, car les professionnels qui agissent au sein des entreprises tentent localement d’agir sans naïveté auprès des salariés et en lien avec les différents acteurs afin de contribuer à panser des plaies béantes de la « souffrance en France » pour reprendre Christophe DEJOURS. 

Ainsi, cette controverse interne au champ professionnel amène à désigner l’autre comme un simulacre de service social du travail. Sauf que ce service social du travail serait ainsi un idéal, une fiction nécessaire en quelque sorte, car force est de constater qu’il peine à s’imposer et à exister.

Pour conclure, nous pouvons comprendre à travers ce détour que se joue autour du secret professionnel en service social du travail la construction d’un champ professionnel complexe. 

La controverse n’a pas à être tranchée ou dénoncée, c’est même tout le contraire. Elle mérite aujourd’hui d’être nourrie, posée clairement, publicisée afin que les acteurs concernés se saisissent de cet enjeu et astreignent les pouvoirs publics à construire avec eux un cadre clair et identifiable par la société.  

J’espère que cet article saura y contribuer modestement. 

Antoine GUILLET

Notes :

(1) Everett C. Hughes, Le regard sociologique. Essais choisis, Paris, Editions de l’EHESS, Textes rassemblés et présentés par Jean-Michel Chapoulie, 1996 pour la traduction française.

(2) Ibid

(3) François Aballea, Charlotte Simon, Le service social du travail : avatars d’une fonction, vicissitudes d’un métier, Editions L’Harmattan, 2004