Nier toute modification du secret professionnel... même contre l'évidence

"(...) il est quelquefois nécessaire de changer certaines lois. Mais le cas est rare ;

et lorsqu’il arrive, il n’y faut toucher que d’une main tremblante"

Montesquieu, Lettres Persanes LXXIX.

 

Toucher à la législation du secret professionnel est chose sensible. Il se joue via cette question ce qui définit la nature d'une société. Le secret professionnel, dans ce qu'il recouvre, interdit ou autorise comme parole, définit entre autres le regard sur les citoyens et leurs capacités, la fonction des professionnels qui y sont soumis et la part d'intrusion possible de la puissance publique dans la vie définie comme privée. Le modifier, c'est donc redéfinir toutes ces frontières et territoires.

Les deux sens possibles et antagonistes d'une modification

Lorsque le législateur examine cette question, à travers une proposition de modification du cadre légal, on espère que la discussion porte sur la pertinence de modifier ou pas ce que veut dire être soumis au secret professionnel, au sens juridique du terme.

Une modification ne peut avoir que deux effets possibles :

- soit elle produit un renforcement du secret professionnel, c'est à dire de l'obligation pour le professionnel de se taire sur ce qu'il a appris dans le cadre de sa fonction;

- soit, au contraire, elle produit une augmentation (très limitée ou pas) de la possibilité de parler pour ce même professionnel, ce qui constitue un affaiblissement de la contrainte qu'impose le secret professionnel.

En créant une nouvelle possibilité de parler, on reconfigure la définition du secret professionnel et on affaiblit l'idée fondatrice du secret professionnel : une obligation de se taire pour permettre à la personne de se confier au professionnel en toute sécurité.

Mais, pour certains, le reconnaître semble avoir été trop difficile à porter lors des différents débats autour de l'article 8 de la proposition de loi visant à protéger les victimes de violences conjugales. La modification de l'article 226-14 du code pénal inscrite dans cette loi. Cette modification vise à ouvrir une nouvelle possibilité de signalement au procureur de la République de la part des professionnels de santé dans des situations restreintes de violence conjugale et CONTRE l'avis de la personne victime. Ce changement est notamment la traduction de la préconisation n°5 du rapport de l'Inspection Générale de la Justice sur les homicides conjugaux dont nous avons proposé une analyse critique en décembre 2019 en demandant si nous avions "là affaire à la proposition de modification législative la plus mal argumentée de l’histoire ? La modification de la législation sur le secret professionnel est-elle une proposition à ce point facile, puisque, du fait de la contestation sociale du secret professionnel (5), elle n’a plus besoin d’argumentation à son appui ? Enfin, est-il vraiment question des victimes dans cette affaire ?

Nier l'évidence ne masque pas le réel

Le 29 janvier 2020, lors du débat en séance à l'assemblée nationale, devant la forte contestation de la modification proposée concernant le secret professionnel, c'est d'abord le député Erwan BALANANT qui lance :

  • "À ce sujet d’ailleurs, je répète que le texte évoque clairement un signalement, sans toucher, en réalité, au secret médical. On pourrait d’ailleurs même considérer que cela n’a rien à voir avec le secret médical, car il s’agit d’une situation de danger, ressentie par le médecin, sans lien avec une pathologie dont la femme souffrirait."

Voilà donc un parlementaire en charge de faire et défaire la loi, mais qui ne sait pas ce que le secret professionnel signifie en droit. Et notamment que son périmètre toutes les informations à caractère privé de la personne, qu'elles soient médicales ou pas... Ainsi, créer une nouvelle possibilité de signaler "touche" bel et bien le secret professionnel des professions médicales. C'est un élément basique à maitriser lorsque l'on souhaite débattre du secret professionnel. Il est vrai que l'expression "secret médical" est trompeuse comme nous avons à l'occasion de le rappeler  (cf Le "secret médical" n'existe pas).

Lors de cette même séance, c'est Adrien TAQUET, alors secrétaire d’État auprès de la ministre des solidarités et de la santé, qui intervient pour donner l’avis du Gouvernement :

  • "La proposition de loi, je le dis avec force parce que certains propos laissent entendre le contraire, n’altère en rien le secret médical. Elle ne modifie ni le code de la santé publique, ni le code de déontologie médicale puisque c’est le code pénal qu’il vous est proposé ici de modifier. Dès lors, la confiance envers le professionnel de santé, dont la plupart d’entre vous avez souligné l’importance cardinale en ces matières, est préservée."

Étonnante affirmation soutenue par une étonnante démonstration. Le secret professionnel est une obligation légale dont la violation constitue une infraction pénale. Le "coeur" juridique du secret professionnel, c'est le code pénal. C'est donc bien parce qu'il y a proposition de modification de l'article 226-14 du code pénal qu'il y a modification de ce que le "secret professionnel" recouvre comme contrainte. Et c'est bien parce que l'on ouvre pour le professionnel de santé une nouvelle possibilité de parler CONTRE l'accord de la personne, que l'on atteint la confiance que la patiente peut avoir envers ces professionnels.

Le problème, Loi de Bandolini oblige, c'est que s'il faut 10 secondes au secrétaire d’État pour prononcer une telle phrase à vrai dire absurde, il faut beaucoup plus de temps et d'énergie pour en montrer le peu de valeur. Et que ça passe sans vraiment de réfutation dans le débat.

Le texte étant adopté à l'Assemblée Nationale, il vient devant le Sénat où il est discuté en séance publique le 9 juin 2020. Et nous y retrouvons Adrien TAQUET qui répète en plus simplifié ce qu'il a dit 6 mois plus tôt à l'Assemblée Nationale :

"Ce texte n’altère en rien le secret médical. Le code de la santé publique n’est pas modifié. Le code de déontologie médicale est évidemment maintenu. Et la confiance d’une victime envers le professionnel de santé est ainsi préservée"

Pourquoi cette négation ?

Parmi les hypothèses explicatives à cette question, au moins trois potentielles peuvent être énoncées.

La première hypothèse, elle provient d'une petite phrase que l'on trouve dans le rapport du 24 janvier 2020 de la Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République de l'Assemblée Nationale :

"(...) il n’est pas envisageable de remettre en cause le secret médical. Les juridictions constitutionnelle et européenne ne le permettraient d’ailleurs pas. Il importe donc de concilier ce principe avec l’objectif d’intérêt général de lutte contre les violences au sein du couple."

Il y a donc une ligne rouge à prendre en compte dans les débats. Selon la rédaction qui sera votée, il pourrait y avoir une une insécurité juridique en cas de contestation devant le Conseil Constitutionnel ou la Cour de Justice de l'Union Européenne. Rappeler que le secret médical n'est pas remis en cause est donc utile dans le débat pour signifier qu'il n'y a pas de problème. Or, il y a bien un problème, quand bien même le texte a un peu encadré les possibilités de signalements.

Deuxième hypothèse, celle de la méconnaissance d'aspects techniques concernant le secret professionnel. Ce qui serait un problème, surtout concernant Adrien TAQUET qui répète à six mois d'intervalle un argument intenable.

Enfin, troisième hypothèse, la négation en connaissance de cause, pour éviter d'ajouter aux tensions et contestations très fortes soulevées par cette partie du texte. Une négation frontale, donc. Mais une autre déclinaison de cette négation pourrait être celle de la confusion entretenue entre le secret professionnel en tant que principe ou valeur, et le secret professionnel dans sa matérialisation (les textes du droit). En maintenant le fait que l'on ne touche pas à la valeur, on omet de reconnaître que l'on touche bien à la matérialité du secret dans sa définition légale.

A la lecture des différents débats, on constate qu'il y a eu, dans les commissions comme en séances publiques, à l'Assemblée Nationale et au Sénat, des arguments forts venant de quasiment tous les groupes parlementaires pour interroger et critiquer cette proposition. Et certaines n'ont pas reçues de réponse de la part des défenseurs de cette modification. L'exemple étudié ici montre même qu'une loi, ça peut se voter en partie sur des arguments faux. La loi votée a bel et bien touché, atteint, affaiblit, abîmé l'idée même du secret professionnel. Et la dignité des femmes victimes de violence aussi.

 

Laurent Puech