Rapport de l’Inspection Générale de la Justice, Secret « médical » et violence dans le couple : une recommandation construite sur du vide

Considérer l’adulte victime comme un.e enfant ajoute à la violence

Augmenter le risque que la victime n’ose plus parler au médecin l’isole dans la violence

Le rapport de la Mission sur les homicides conjugaux (1) rendu en octobre 2019 a porté dans sa  recommandation n°5 une proposition reprise par le gouvernement lors de la clôture du Grenelle des violences conjugales : celle de modifier la législation en matière de secret professionnel pour les médecins et plus largement les soignants. L’objectif énoncé par les auteurs du rapport est de « modifier l'article 226-14 du code pénal pour permettre à tout professionnel de santé de signaler les faits même en cas de refus de la victime ».

Actuellement, selon l’article 226-14 du code pénal, le médecin ou tout autre professionnel de santé peut tout à fait signaler sans risque à l’autorité judiciaire dans deux cas :
- « avec l'accord de la victime, lorsqu’il porte à la connaissance du procureur de la République les sévices ou privations qu'il a constatés, sur le plan physique ou psychique, dans l'exercice de sa profession et qui lui permettent de présumer que des violences physiques, sexuelles ou psychiques de toute nature ont été commises. »
- « Lorsque la victime est (…) une personne qui n'est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son incapacité physique ou psychique », alors « son accord n'est pas nécessaire »

Il existe donc bel et bien actuellement la possibilité de signaler à l’autorité judiciaire selon le type de situation : lorsque la personne victime est capable de réfléchir et de décider, de faire un choix, donc de se protéger, c’est seulement avec son accord. Lorsque la personne victime n’est pas en mesure de se protéger, cas le plus rare, sans que son accord soit nécessaire.

Ajoutons une troisième situation où le signalement n’est pas une faculté mais une obligation, celle de péril pour la personne. On imagine que c’est par exemple le cas pour un médecin qui intervient au domicile pour soigner une femme victime de violence dans son couple gravement blessée et dont le conjoint alcoolisé est encore au domicile. Le médecin n’a pas d’autre choix que de répondre à l’obligation d’assistance à personne en péril prévue par l’article 223-6 du code pénal : il doit alors amener la personne avec lui, trouver à la mettre à l’abri chez une tierce personne ou provoquer un secours (appel à la police/gendarmerie, évacuation par une équipe médicale).

Le cadre légal actuel : pertinent, efficace.

Il permet un équilibre entre respect de la personne, une victime étant d’abord une personne, de sa dignité, de sa capacité à choisir ce qu’elle veut faire, et sa nécessaire protection si elle n’est plus en mesure de l’assurer suffisamment. Le cadre légal favorise aussi l’efficacité de l’action pénale. Que résoudrait le signalement au Procureur de la République si une femme ne confirme pas le descriptif du médecin, n’est pas prête à dire ce qu’elle vit aux enquêteurs ? Qu’est-ce que cela résoudrait si le résultat est qu’elle va faire alliance avec son conjoint pour se et le protéger de l’action pénale ? 
Ce n’est pas par hasard que les professionnels de l’accompagnement des personnes victimes soulignent l’importance de la question de la temporalité des victimes, de leur besoin de temps pour réfléchir aux moyens de faire cesser la violence, en restant ou en partant, en déposant une plainte ou en en parlant à un psychologue. Sans pouvoir promettre une amélioration de sa situation, l’idée de la dénonciation possible au moindre constat est une rupture dans le rapport au temps et un empiétement sur le territoire de la personne : celui de sa dignité. Le fait que la personne soit prête à dénoncer les faits est un élément majeur pour qu’une procédure atteigne son but : la sanction de l’auteur.e.
Reste donc à examiner les fondements qui justifierait de modifier le cadre actuel.

Une préconisation de modification… sans argumentaire valide

Quels sont les arguments de l’Inspection Générale de la Justice et de la Ministre de la Justice pour appuyer sa proposition de modification du cadre législatif ? En reprenant le rapport, plusieurs constats s’imposent.
Ce rapport a été fait rapidement, avec une commande le 21 juin 2019, une note de cadrage sur la méthodologie présentée le 16 septembre 2019 et un rapport remis à la Ministre au mois d’octobre, pour une diffusion publique à la mi-novembre. Cela explique probablement le manque de certains approfondissements et analyses (2).

L’objectif du rapport, c’est l’examen des caractéristiques qui ont précédés l’homicide ou la tentative d’homicide, et du traitement donné par la Justice, ceci à partir des affaires définitivement jugées sur les années 2015 et 2016.
Concernant la partie qui aboutit à la proposition de modification, l’examen de l’argumentaire est édifiant par sa vacuité. Deux parties du rapport sont consacrées à la question qui nous occupe. La première, pages 18 et 19, inscrite dans la partie 1.2.1.2 Des violences conjugales perceptibles par les tiers, s‘intéresse à la « perception » des violences par le monde médical. La seconde, pages 28 et 29, argumente l’idée du signalement et abouti à la préconisation de modification du 226-14 du code pénal
Avant de reprendre ces deux parties dans leur intégralité en les commentant, j’ajoute un point important car il va sous-tendre la lecture et les préconisations des auteurs du rapport. C’est la classification dans la catégorie « sous emprise » sans qu’aucune définition ne soit donnée du terme et de son périmètre. Ainsi, le passage suivant, page 26, est éclairant :

  • « La mission a constaté qu’un quart des victimes de violences conjugales ne les dénonçaient pas aux services de police ou de gendarmerie. Même lorsque ces faits ont été portés à la connaissance des forces de l’ordre, soit en raison d’une intervention au domicile sur appel de voisins, soit en raison d’un signalement par les victimes elles-mêmes, celles-ci hésitent encore à déposer plainte pour de multiples raisons telles que la peur des représailles du conjoint violent, la peur d’être séparées des enfants, la dépendance économique et financière vis-à-vis du conjoint, le déni de la réalité, la difficulté de preuve, etc. Elles demeurent sous emprise. Cette réticence rend difficile le repérage de la victime de violences conjugales et partant, sa protection. »

On mesure que pour les auteurs du rapport, c’est le refus de déposer plainte qui est le marqueur d’une emprise. Une telle affirmation n’est pourtant étayée par aucune démonstration scientifique sur les questions d’emprise. Or, une femme victime de violence peut ne pas vouloir déposer plainte car elle veut juste que la violence s’arrête sans pour atteindre que l’autre soit sanctionné. Parce qu’il y a une histoire commune avec cet autre, que c’est le parent aussi des enfants, que l’idée de plainte est souvent liée dans l’imaginaire avec l’idée d’emprisonnement, etc. Cela ne relève pas nécessairement d’une domination. Rappelons encore qu’il existe des situations de violence dans le couple sans qu’il y ait pour autant une relation de domination de l’un sur l’autre. Penser que  toutes les situations de violences dans le couple sont de même nature, c’est une erreur. Il peut exister des violences mortelles dans un conflit conjugal où les deux partenaires sont sur un pied d’égalité dans la relation. Et le manque d’analyse sur ce sujet par les auteurs du rapport est criant : aucun des éléments qui sont donnés comme exemples aboutissant à la notion d’emprise ne permet de le déduire. Aucun d’eux ne fait part de l’aspect relationnel, mais seulement de la différence de position entre les deux. Les inégalités de situations matérielles ou la difficulté de preuve ne permettent pas d’aller si vite vers la mention « sous emprise ». Il faut un peu plus de travail pour définir de telle sorte une situation relationnelle.
Cependant, en allant rapidement à l’association des deux termes « victime » et « sous-emprise », on construit une image de la fragilité, voire de la « nécessaire » substitution à cette victime si fragile qui ne peut savoir où est son intérêt. En « incapacitant » la victime, on sous-tend comme légitime sa « protection »… même malgré ou contre elle.

La construction d’une représentation simpliste

La première partie du rapport qui va amener à l’idée de modifier le 226-14 du code pénal se joue aux pages 18 et 19.

  • « C. Perceptibles par le monde médical »

Premier point : l’usage du terme « Perceptibles » pose question. Les chapitres précédents sont titrés « A. Connues de l’entourage proche », « B. Connues des services sociaux ou.et associations d’aide aux victimes ». Pour le monde médical, l’usage du terme perceptible indique donc une différence de situation : les éléments sont définis comme perceptibles pour le monde médical… par les auteurs du rapport. Cela veut dire qu’ils n’ont pu conclure que pour toutes les situations repérées où il y a eu passage de la victime par le monde médical, la situation de violence conjugale était connue.

Deuxième point : si elle était perceptible selon les auteurs du rapport, quelle est la place du biais rétrospectif (3) dans leur analyse ? L’examen a posteriori comporte ce piège bien identifié par les chercheurs mais trop souvent ignoré par les auteurs de ce type travail. Cela a déjà été souligné pour le rapport concernant les morts d’enfants (4). C’est encore le cas dans ce rapport. Si vous lisez un dossier dont vous connaissez la fin (ici, le drame), vous allez interpréter chaque élément présent dans le passé à partir du présent. Vous savez qu’il y a de la violence dans ce couple puisque Monsieur a tué Madame ? Alors le passage chez le médecin pour des questions de santé a priori banales dans les 15 jours qui ont précédé le drame prend un autre sens. Un sens qui n’était pas forcément perceptible avant le drame. Donc, perceptible pour ceux qui arrivent après le drame ne signifie pas que c’était perceptible avant qu’il survienne.

 

  • « Les médecins et les services hospitaliers sont les mieux placés pour constater l’existence de violences conjugales. »

Cette affirmation est parfaitement inexacte. C’est une métonymie dont l’effet immédiat est de dévoyer la connaissance et la représentation du problème. En fait, ces professionnels sont particulièrement bien placés pour diagnostiquer des conséquences de la violence, ce qui ne signifie pas qu’ils puissent « constater l’existence de violences conjugales ». Ils ont affaire à des récits et des états (psychiques et/ou physiques). Ils ne constatent au mieux que les effets de la violence, très rarement le passage à l’acte, lequel se produit justement dans un huis-clos. Faire du médecin celui qui « constate la violence conjugale » induit une image fausse chez le lecteur du rapport, celle d’une proximité immédiate avec la violence en production.

 

  • « L’analyse des situations permet d’établir qu’une dizaine de victimes de violences conjugales avaient auparavant consulté des services médicaux ou étaient suivies par un médecin libéral. »

Sur 88 dossiers d’homicides ou de tentatives, on trouve la trace d’une consultation d’un service médical ou médecin dans 10 cas. Cela fait donc 12% des situations. Retenons bien cette proportion pour la suite.  Il n’est pas ici précisé si ces personnes sont toutes passées voir le médecin ou un service médical pour des raisons liées à de la violence conjugale. La phrase prétend que ce sont « une dizaines de victimes de violences conjugales » qui ont consulté. Mais cette qualification correspond t-elle à ce que sait l’équipe de l’Inspection Générale de la Justice, ou à ce qui a été identifié par les professionnels du médical ? On sait que certaines personnes consultent sous des motifs qui ne sont pas directement en lien avec la violence qu’elles peuvent par ailleurs subir. Le manque de précision laisse cette question en suspend. La construction de la phrase incline à penser que c’est forcément le cas sans pourtant l'affirmer, ce qui n’est pas neutre.

 

  • « Dans six procédures, des certificats médicaux circonstanciés établis par des médecins libéraux (SOS Médecins, médecin de famille) ou par des médecins hospitaliers relevaient l’existence de traces de violences significatives justifiant l’octroi d’une ITT et évocatrices de violences conjugales.
  • Dans une situation, la victime s’est elle-même rendue à dix reprises aux urgences entre 2005 et 2014 dont quatre fois sur une année; avant d’être tuée par arme à feu par son conjoint.
    Dans une autre situation, une victime a été hospitalisée à deux reprises en trois mois avant d’être tuée sous les coups de son compagnon quelques mois plus tard.
    Dans une troisième situation, un certificat médical établi trois mois avant les faits d’homicide relevait les plaintes de la victime quant aux agressions quotidiennes de son mari, constatait l’existence de cicatrices, de plaies et d’un choc psychologique à la suite d’une tentative de strangulation et retenait cinq jours d’ITT.»

La présence dans 6 procédures de documents semblant attester d’observations de traces évocatrices de violences conjugales montre que ce ne sont plus 12% des situations où l’on trouve un élément allant dans le sens d’un repérage de possibles violences, mais dans 7% (6/88). Encore une fois, les éléments attestant cette violence sont-ils analysés comme tels dans les 6 situations ? Les exemples donnés ne permettent pas d’y répondre puisqu’ils ne concernent que 3 situations, probablement les plus explicites.
Le fait de trouver cinq jours d’Interruption Totale de Travail dans un certificat médical pourrait d’ailleurs indiquer qu’un parcours vers la plainte a pu être en cours, voire une plainte déjà déposée par la personne victime.  Le recueil de la plainte n’est pas conditionné à la production d’un certificat médical, lequel peut être obtenu a posteriori par la victime et venir compléter la plainte déposée quelques jours plus tôt.

Aucune information n’est d’ailleurs donnée quant au fait que, parallèlement à la consultation d’un service médical  ou d’un médecin, la personne est déjà ou pas connue des services de police ou de gendarmerie (suite à une plainte, main-courante ou procès-verbal de renseignement judiciaire, ou suite à une intervention des forces de l’ordre). Cet élément est important, car si un médecin sait que la personne a déposé plainte et que son certificat médical servira pour la compléter, la question du signalement au Procureur n’est probablement plus une question pour le professionnel. D’où l’importance de savoir si ces cas connus et identifiés du médical (6 cas correspondent probablement à cette définition) l’étaient aussi des forces de l’ordre et si cela était connu du praticien. Nous restons encore une fois sans réponse par manque de précision du rapport.

 

  • « La mission a constaté que les interventions se limitaient la plupart du temps au seul motif médical de la consultation sans que soit évaluée la situation globale de la victime, qui aurait permis une orientation vers un service spécialisé aux fins de recueillir de l’aide, et ce, même dans les cas où un certificat médical avec ITT était établi. »

Quelles sont les raisons de cette exclusivité du motif médical ? C’est un point majeur. A partir de la compréhension peuvent se penser des stratégies d’actions. On mesure que la question de l’évaluation n’est pas simple car elle « déborde » le champ de la seule question médicale. Entrer dans une zone inconnue ou mal maitrisée n’est pas aisé.
Les auteurs du rapport font une remarque fort pertinente ici : ils énoncent des possibilités de soutien qui sont des voies efficaces pour aider la personne et qui ne passent pas forcément par un signalement. Encore faut-il avant avoir identifié que la patiente est victime de violence conjugale…

 

  • « De la même façon, la mission a relevé, s’agissant des auteurs, des occasions manquées.
  • Ainsi, la tentative de faire hospitaliser sans son consentement l’auteur avant les faits, sans réussite.
    Ainsi, l’appel d’un auteur au SAMU, deux nuits avant les faits, qui sollicite lui-même son hospitalisation face à sa souffrance et à sa peur de passer à l’acte.
    Or, ce recours aux services de santé constitue un signal d’alerte de la part de la victime, permettant de la repérer et de déceler les situations à risque. »

En effet, le recours à un service de santé est un signal d’alerte… sous réserve qu’il permette, par sa répétition ou le contenu de la consultation (symptômes et/ou déclaration de la patiente), d’être identifiable comme tel. Ce n’est donc pas systématiquement évident.
On peut regretter que les auteurs du rapport ne mentionnent pas la difficulté de l’exercice, les éléments de contexte qui peuvent le durcir encore jusqu’à le rendre impossible dans certains cas.
Au contraire, ils semblent construire une pseudo-évidence de la nature des situations. Or, le propre de certaines de ces situations, c’est l’indétermination.
Enfin, notons à ce stade qu’il n’y a pas de démonstration d’une limitation à une transmission d’informations qui soit imputable ou imputée au cadre législatif et à l’obligation en matière de secret professionnel. Rien. Et pourtant, l’idée va venir quelques pages plus loin.

De la construction simpliste à l’idée de simplifier le signalement.

Dans sa partie Préconisations, le rapport en vient à celle de modification du 226-14 du code pénal qui est argumentée directement en pages 28 et 29 sous un titre explicite. Cette partie intégralement reproduite est commentée ci-après.

  •  « 2.1.1.4 Signaler
    L’analyse des dossiers a mis en exergue l’intervention fréquente d’un médecin dans les parcours des victimes. »

Le constat énoncé est, pour le dire de façon euphémisée, éloigné de la vérité. On ne peut pas dire qu’il y a « intervention fréquente d’un médecin dans les parcours des victimes ». Selon les données du même rapport, comme nous l’avons vu plus haut,  sur les 88 dossiers, « une dizaine de victimes de violences conjugales avaient auparavant consulté des services médicaux ou étaient suivies par un médecin libéral. » Et encore, dans cette dizaine, nous ne savons pas combien ont vu au moins deux fois un service médical ou médecin. Deux exemples sont donnés pour lesquels c’est le cas, mais les autres ?
Dans les faits, l’analyse des dossiers a montré que dans 88 % des cas, il n’y a eu aucune intervention d’un médecin dans le parcours de la personne sur la période étudiée lors de l’enquête. Le terme « fréquente » correspond en fait à l’absence d’intervention d’un médecin dans le parcours de ces victimes.  Cela aurait d’ailleurs pu interroger la mission d’enquête…  La forme de l’affirmation nous amène à soulever l’hypothèse qu’il s’agit d’une représentation des auteurs plus que d’une donnée issue de l’analyse qu’ils ont menée.

  • « La formation des médecins généralistes et/ou hospitaliers est indispensable afin de les mettre en mesure d’identifier ces situations de violences physiques ou psychologiques, d’orienter les victimes vers une association ou un service d’enquête et de fixer une incapacité totale de travail. »

La question de l’identification est au cœur du problème. Et si le problème, à savoir la présence de violence couplée au besoin de soutien, n’est pas identifié, alors aucune action ne peut en découler.

  • « Dans les structures hospitalières, il n’existe pas de consultation systématique du parcours antérieur médical de la victime alors qu’il est susceptible de constituer un signal d’alerte (Note 54 en bas de page 28 : Il a été constaté notamment dans un dossier, des visites multiples au service des urgences). »

C’est en effet une piste d’amélioration des pratiques en structures hospitalières afin d’adopter une forme de vigilance, de poser certaines questions pour évaluer la valeur de l’hypothèse de violences conjugales.
 

  • « Par ailleurs, le refus de signalement de sa situation, fréquemment opposé par la victime de violences conjugales au médecin, ne doit plus constituer un obstacle à l’information des services enquêteurs. Même si la mission est consciente de la portée du secret médical et de la nécessité de préserver la relation de confiance entre le médecin et son patient, elle observe que la législation actuelle ne permet pas au médecin, sans risque de poursuites à son encontre, de signaler de graves violences constatées sans l’accord de la victime. »

Sans aucun lien avec le point précédent, voire totalement en rupture puisque ces points parlent de la non-identification de possibles violences conjugales, voici le pavé.
Premier étonnement, celui du refus de signalement qui serait « fréquemment opposé ». Cette affirmation contredit les éléments rapportés dans le rapport, lequel regrette que les consultations restent centrées sur les éléments médicaux et ne traitent pas de la situation globale de la personne et des orientations possibles. On a du mal à imaginer que la question du signalement par le médecin ait alors été posée. D’où sort alors ce  refus fréquemment opposé ? En tout cas pas des données de l’étude. De ce qui se dit ailleurs peut-être, mais où et par qui ? Sur la base de quelles données ? Non, rien à l’appui encore une fois. Et une nouvelle fois, l’utilisation de l’adverbe « fréquemment » semble là pour installer une vision déformée du problème.
Enfin, dans le cas où la victime ne souhaite pas un signalement, pourquoi le refus de la victime « ne doit plus constituer un obstacle à l’information des services enquêteurs» ?

  1. -    Aucune explication précise.
    -    Aucune évaluation ni mention non plus de l’intérêt et l’efficacité de respecter le secret pour que ces victimes puissent se confier et puisse être soutenues.  La mention de la relation de confiance seule, et l’omission des effets de cette relation de confiance et de ce qu’elle permet comme travail avec la personne montre une méconnaissance de la question du secret professionnel et de son fondement.
    -    Aucun rappel du fait que dans trois types de situations qui couvrent les événements les plus graves et/ou les cas de victimes les plus fragilisées, il y a déjà cette possibilité d’alerte aux autorités judiciaires.
    -    Aucune évaluation de la capacité de discernement et de choix de la personne qui ne veut pas que sa situation soit signalée par le soignant. Elle est jugée a priori incapable de prendre une juste décision.
    -    Aucune réflexion sur les effets d’une telle décision contre l’avis de la personne adulte : celle de la ramener à un statut de mineur.
    -    Aucun débat ouvert sur les effets d’une telle proposition : réduire au silence de prochaines victimes qui n’oseraient plus consulter, ou alors en taisant encore plus leur situation de peur d’être signalée.

Nous voici donc avec une proposition de modifier la loi sans grand argument. Et on n’en trouvera pas plus à la suite de ce passage.

 

  • « Des expériences existent pour inciter les victimes à révéler les faits (Note 55 de bas de page 29 : Expérience de la cour d’appel de Bourges : élaboration d’un formulaire permettant d’aider à la révélation des faits de violences au sein d’un couple, lorsque ces faits sont évoqués à l’occasion d’une consultation médicale. Ce document est proposé au patient qui s’il l’accepte, sera adressé par le médecin au service d’aide aux victimes qui pourra prendre contact avec elle pour examiner les conditions d’un dépôt de plainte.). »

On notera que ce qui est pratiqué dans l’expérience relatée n’a rien à voir avec un signalement contre l’accord de la personne. Il s’inscrit pleinement dans le cadre de ce que la loi permet puisque l’accord de la victime est recueilli. Il y a donc là une présentation extrêmement confuse qui dénote d’un argumentaire creux : la proposition de modification du droit vient en un paragraphe coincé entre une exposition du besoin de mieux aider à identifier les situations et une qui s’inscrit pleinement dans le cadre légal actuel.

  • « Une expertise juridique est actuellement menée aux fins de modification de l’article 226-14 du code pénal dans le sens d’un allègement du secret médical. Le conseil national de l’ordre des médecins a été associé aux travaux du groupe de travail justice issu du Grenelle contre les violences conjugales. »

Certes. Et alors ?

 

  • « Recommandation n° 5. Modifier l’article 226-14 du code pénal pour permettre à tout professionnel de santé de signaler les faits même en cas de refus de la victime.»

Avons-nous là affaire à la proposition de modification législative la plus mal argumentée de l’histoire ? La modification de la législation sur le secret professionnel est-elle une proposition à ce point facile, puisque, du fait de la contestation sociale du secret professionnel (5), elle n’a plus besoin d’argumentation à son appui ? Enfin, est-il vraiment question des victimes dans cette affaire ?

Une vision par le tout-signalement qui a des limites

Rappelons que les victimes de violence conjugale ont besoin d’être aidées, et que signaler, ce n’est pas forcément aider. C’est parfois même le contraire. Certaines des victimes se replient, invalident leurs propres propos et atteignent à leur propre crédibilité plutôt que confirmer ce qu’elles ont dit des violences subies. D’autres vont se ressouder avec l’auteur.e du fait qu’existe un risque commun (le questionnement de la parentalité et de leur capacité à répondre aux besoins des enfants  par exemple) et donc un enjeu commun.
La levée de paroles critiques venant de médecins, dont certains comme Gilles LAZIMI (6) ou Emmanuel PIET (7) connus pour leurs engagements publics de soutien aux femmes victimes, et de militantes féministes telles que Céline PIQUES, porte-parole de l'association Osez le féminisme! (8) , est donc une bonne nouvelle.
La montée au créneau des associations professionnelles du travail social serait plus que nécessaire. D’abord parce que les personnes victimes sont aussi un public que les professionnels du travail social connaissent, rencontrent et accompagnent. Et par conséquent parce qu’ils seront les prochains professionnels ciblés par cette logique de signalement.
Les seules réponses qui doivent compter ne sont pas morales mais pragmatiques. Ce sont celles qui répondent aux questions :
-    Dans les cas où il n’y a pas péril (ces situations permettent déjà de signaler) ou accord de la personne (situation déjà permise), est-ce efficace de signaler contre l’avis de la première personne adulte concernée ? 
-    Les effets d’un tel changement ne seraient-ils pas potentiellement plus dangereux pour un grand nombre de victimes qui risqueraient de ne plus montrer ni se confier à leur médecin que dans la situation actuelle ?

La réduction du nombre des homicides au sein des couples, dont les femmes sont très majoritairement les victimes, suppose de penser aussi la question de la place du secret comme moyen favorisant la sortie de la violence. L’idée de lever le secret professionnel est certes populaire dans l’opinion publique (9). Mais il est question ici d’intérêt public. Et le cadre législatif en vigueur y répond.

Laurent Puech

Notes :

(1)   http://www.justice.gouv.fr/publication/Rapport%20HC%20Publication%2017%2...

(2) On ne peut que s’étonner par exemple du peu de données fournies concernant la nature des éléments déclarés lors des plaintes, main-courantes ou PV de renseignements judiciaire. Le tout est rassemblé en une formule qui englobe des faits de plusieurs sortes : « 21 % des victimes ont déposé une ou plusieurs mains courantes évoquant des violences, disputes violentes ou menaces subies.»  D’autres points du rapport sont aussi très superficiellement abordés, donc peu exploitables.

(3) Ce biais « consiste en une erreur de jugement cognitif désignant la tendance qu'ont les personnes à surestimer rétrospectivement le fait que les événements auraient pu être anticipés moyennant davantage de prévoyance ou de clairvoyance » (source https://fr.wikipedia.org/wiki/Biais_r%C3%A9trospectif). Daniel Kahneman précise à son propos qu’il « pousse les observateurs à estimer la qualité d’une décision non en fonction de la qualité du processus, mais en fonction de ses conséquences, bonnes ou mauvaises. (...) Quand les résultats sont négatifs, les clients accusent souvent leurs agents de n’avoir pas su déchiffrer » in Système 1 / Système 2 Les deux vitesses de la pensée, Edition Flammarion, Coll. Clés des Champs, 2016, pages 310 à 314.

(4) Décryptage du rapport de la Mission sur les morts violentes d’enfants au sein des familles,  Guy LE CALONNEC et Laurent PUECH, juin 2019. Accessible via https://www.protections-critiques.org/accueil/decryptage-rapport-mission...

(5) Cf La reconfiguration du secret professionnel, Antoine GUILLET, Ed. Secretpro.fr, mai 2019.

(6) « C'est une proposition qui méconnaît la souffrance, le vécu, l'emprise et les difficultés que connaissent les victimes de violences conjugales", estime-t-il, précisant que "le secret médical est essentiel" et que "quand (les victimes) arrivent à parler, elles ont besoin qu'on les respecte. (...) C'est une violence supplémentaire » https://www.bfmtv.com/societe/violences-conjugales-faut-il-lever-le-secr...

(7) Médecin de PMI et présidente du Collectif féministe contre le viol (CFCV), https://www.whatsupdoc-lemag.fr/article/denonciations-des-violences-conj...

(8) « On écoute les professionnels du terrain, qui pensent que c'est une mauvaise idée de lever le secret médical car cela rompt la confiance» https://www.bfmtv.com/societe/violences-conjugales-faut-il-lever-le-secr...

(9) https://www.lefigaro.fr/actualite-france/approuvez-vous-la-levee-du-secr...