J’ai eu l’occasion d’assister à une conférence de présentation du dernier ouvrage d’Edouard GARDELLA intitulé « La solidarité individualiste ». Cet ouvrage est consacré à une étude sociologique de l’assistance moderne aux sans-abris et décrypte ces pratiques d’assistance dans une société dont les règles de justice dominantes sont l’autonomie, l’égalité entre individus et l’émancipation. Comment assister tout en « rendant autonome » ? Comment concilier dignité et dépendance le tout dans le cadre d’une relation nettement asymétrique ?
Ces questions qui ont traversé cette journée de conférence m’ont amené à construire des ponts avec la réflexion que j’ai pu mener dans mon ouvrage « la reconfiguration du secret professionnel » paru en 2019. En effet, dans cet ouvrage je me suis penché sur la manière dont le secret professionnel se régule. Toujours plus de professionnels sont soumis au secret par mission ; dans un même mouvement de plus en plus d’autorisations de levée du secret professionnel et d’incitations au partage ou à la transmission d’information sont produites au gré de l’évolution des politiques publiques. En même temps, cette hétérogénéité et cette différenciation du Droit n’empêche bien entendu pas un professionnel de se retrouver dans une situation où le Droit ne prévoit pas grand-chose ou reste très général. Il existe également des situations où le respecter strictement conduirait à produire un acte professionnel violent ou inadapté aux besoins de la personne accompagnée. Mais alors comment être soumis à une obligation pénale de cette nature ? Comment concilier la conformité et la finalité de son positionnement professionnel ?
Là où le travail d’Edouard Gardella est très intéressant, c’est notamment dans sa montée en généralité et sa proposition de théorisation. En effet, il en vient à proposer une corrélation, un lien mécanique entre le mouvement de différenciation, d’hétérogénéisation de la société et l’aspiration des individus qui la composent à l’égalité entre eux et à l’émancipation individuelle.
Si je traduis et en revient au secret professionnel, cela m’amène à poser la question de la manière dont les professionnels soumis au secret parviennent à un usage du secret professionnel en adéquation avec ces aspirations néolibérales ? Le secret professionnel est devenu un objet hétérogène même s’il reste institué (p.15 de mon ouvrage) et vise à contraindre des professionnels à une certaine réserve dans un contexte normatif marqué par l’autonomie et l’émancipation des personnes. Autrement dit, les professionnels soumis au secret doivent répondre d’une obligation pénale complexe tout en usant en situation de ce secret dans une visée émancipatrice pour les personnes accompagnées.
Donc, il ne s’agit pas d’imposer son point de vue à la personne accompagnée prétextant le fait que nous sommes soumis à une obligation pénale car cela revient à l’assigner à un statut voire à l’ « objetiser ». Mais il ne s’agit pas non plus sous prétexte d’autonomie ou d’émancipation individuelle de s’en remettre totalement à la personne censée savoir ce qui est bon pour elle et donc à ce titre de lui demander ce qu’elle accepte ou non de voir circuler comme informations concernant sa vie privée. J’avais eu l’occasion de développer ce point (cf. p.84 de mon ouvrage) en explicitant les risques dans les pratiques consistant à justifier sa pratique à partir de l’accord des personnes concernées.
Nous voyons donc combien il revient aux professionnels soumis au secret de trouver des compromis permettant de faire vivre le secret professionnel dans un contexte d’intervention hétérogène (cadre légal, dispositifs multiples, pluridisciplinarité, etc.) et mettant en avant la responsabilité individuelle des personnes. Un des symptômes de cette incertitude structurelle du secret professionnel est la question que les professionnels posent en début de formation : ai-je le droit de faire ce que je fais ? Est-ce que je suis dans « les clous » légalement ?
Finalement, à l’aune d’un secret professionnel individualiste, c’est-à-dire qui tend à se réguler à partir des individus et de l’égalité entre eux, de tracer une voie permettant de relier le principe moral de la confidentialité garantie par le Code pénal et le positionnement des personnes concernées comme sujet dans les usages des informations à caractère secret.
Antoine GUILLET