Enquêtes non-sociales à la demande de la Préfecture de l'Essonne : les services départementaux détournés du droit et de leur fonction.

Par communiqué du 26 octobre 2017 (http://www.anas.fr/attachment/920474/), l’ANAS informait avoir saisi le 24 octobre 2017 le Président du Conseil Départemental de l’Essonne pour contester l’utilisation du service social et plus particulièrement des assistants de service social de cette institution dans le but de réaliser les enquêtes préfectorales dans le cadre de procédures d’opposition à l’acquisition de la nationalité française à raison du mariage. L’ANAS en conteste la compatibilité légale et déontologique avec la profession d’assistant de service social.

L’équipe de Secretpro.fr a été sollicitée par les médias à ce sujet, avant et après la réponse du Président du Conseil Départemental. Nous reprenons ici les éléments de cette réponse et proposons une série de remarques notre analyse. Il y a bien un problème de droit et déontologique dans la pratique de ce Département, qui n’est probablement pas le seul dans cette situation.

Quatre remarques et questions 

La première remarque porte sur le risque contenu dans cette situation. Pourquoi le Département produit « seulement » cette enquête liée au conjoint de français et pas toutes les enquêtes liées aux autres formes d'obtention de la nationalité (naturalisation par exemple)? C'est probablement une première étape circonscrite mais qui a potentiellement vocation à s'étendre à la nationalité ou aux délivrances de titres de séjour. Bref, cet accord créé un précédent qui rendrait plus difficile un refus en cas de demande d’un autre type d’enquête par la Préfecture.

Notre deuxième remarque concerne les éléments qui circulent du Conseil Départemental vers la Préfecture. Il est indiqué par le Président que « (…) aucune évaluation sociale réalisée par les agents départementaux n’est transmise directement à la Préfecture. Le Département s’attache à transmettre un courrier très synthétique en réponse à la demande des services de l’Etat. ». Ceci est positif mais nécessite de préciser le type d’informations qui figurent dans cette synthèse, ce qui n’est pas le cas dans le courrier. Y aurait-il des informations à caractère secret ? De plus, qui rédige cette synthèse ? Qui la signe ? Celui qui a fait l’enquête et le rapport ou un cadre ? L’écrit engage celui qui signe et son institution !

Troisième remarque qui s’attache à cet écrit. Puisqu’il y a production de deux écrits (rapport + synthèse), quels recours contre ces écrits ou contre-enquête sont possibles ? Quelle communication aux usagers de ce(s) écrit(s) avant l’envoi, conformément à la transparence posée dans toutes les lois sociales récentes. Par exemple, dans les enquêtes sociales adoption,  l'écrit est accessible et une contre-enquête possible. Quid de ces possibilités dans le cas présent ?

Quatrième remarque concernant le public de ces enquêtes. Le Président du Conseil Départemental précise que ces enquêtes-évaluations « ne sont réalisées qu’auprès des usagers déjà connus par les services. »  Quels services ? L'ensemble des services du département, les services d’action sociale ou la seule polyvalence. Cela  veut-il dire que des informations collectées dans le cadre de l'action sociale classique peuvent être utilisées à d'autres fins ? Cela pourrait constituer un défaut de pertinence et un détournement de finalité des informations recueillies, ce qui pourrait « intéresser » la CNIL (voir ses préconisations en la matière https://www.cnil.fr/fr/comprendre-vos-obligations/les-principes-cles). Cela poserait aussi un problème de confiance dans le recueil de la parole des personnes, le détournement de finalité pouvant relever d’une forme d’abus de cette confiance pourtant nécessaire au travail avec les personnes et familles. Ces personnes doivent d’ailleurs être informées des objectifs poursuivis lors de la collecte des informations.

Au demeurant, en termes de neutralité et distance, il serait plus pertinent d'enquêter seulement sur les situations non connues des professionnels plutôt que celles déjà suivies. En effet, la fonction d’enquête modifie profondément la nature de la relation entre un professionnel et l’usager. C’est une question éthique importante et de nombreux services prennent soin de ne pas confondre ces deux espaces relationnels.

Les confusions d’un Président

Les propos du Président du Conseil Départemental de l’Essonne cité par La Gazette du 16 novembre 2017(http://www.lagazettedescommunes.com/535520/enquete-sur-des-mariages-blan...) sont marqués par une série de confusions montrant qu’il se trompe complètement de sujet, jusqu’à l’absurde :

« François Durovray, président du conseil départemental de l’Essonne (LR) s’agace : « Que reproche-ton aux fonctionnaires ? De faire leur travail, c’est tout ! Dîtes-moi ce qu’il y a de choquant à croiser des informations sur une famille dont on soupçonne un mariage blanc ? La pratique sociale, cela ne veut pas dire ‘robinet ouvert’ pour tout le monde, surtout si l’on veut que notre modèle social soit conservé ». Interrogé sur la légalité d’une telle saisine par la préfecture, l’élu explique qu’il ne « croit pas qu’un texte ou qu’un règlement interdise de tels échanges d’informations entre institutions ». « Et si c’était le cas, ajoute-t-il, il serait urgent de changer le règlement ».

- Le Président pense donc que la Préfecture lui demande des enquêtes concernant la communauté de vie, visant à vérifier qu’il n’est pas question d’un mariage blanc. Ce n’est pourtant absolument pas le sujet. La demande préfectorale adressée au Président du Conseil Départemental s’inscrit dans le cadre de procédures d’opposition à l’acquisition de la nationalité française à raison du mariage. Les résultats de ces enquêtes ne remettent pas potentiellement en question le mariage, fut-il blanc, mais l’acquisition de la nationalité du fait du mariage. Une subtilité qui aura échappée au Président, lequel pense probablement que ses services, à qui il confie la réalisation de la dite enquête, ont une fonction pour empêcher des mariages…

- On mesure ici que ce Président défend la pratique par ses services d’une enquête… qu’ils ne pratiquent pas.

-  Il confirme par ses propos ce que nous soulignons plus haut : le détournement de finalité via le croisement de données, une pratique dont il est si peu sûr qu’elle est légale qu’il appelle déjà à modifier les textes de droit en la matière.

De manière plus technique

Dans sa réponse, le Département de l’Essonne dit s'appuyer sur son règlement départemental adopté en février 2016 (http://www.essonne.fr/fileadmin/solidarites/enfance/DPPE/RDAS.pdf). Or, à l’examen de ce document accessible en ligne, on ne trouve trace nulle part du moindre élément concernant le type d’enquête contesté par l’ANAS.  Il faut aller page 102 du règlement pour trouver une phrase très générale : "Le Conseil départemental de l’Essonne a organisé son service public départemental d’action sociale de manière territorialisée en scindant son action en 2 services : les services de polyvalence et les services spécialisés dans la mise en œuvre des mesures d’Aide Sociale à l’Enfance. Ce service a pour mission générale d’aider les personnes en difficulté à retrouver ou développer leur autonomie de vie et d’assurer, à la demande et pour le compte des autorités compétentes de l’Etat, les interventions et les enquêtes qui sont nécessaires à l’exercice de ses missions".

Il ne figure donc aucune mention à la convention passée avec l'Etat alors que, par exemple, on cite 5 fois une convention avec l'Etat dans les missions prévention santé (par exemple p.11 ou 20).

On pourrait alors penser qu'il faudrait le comprendre à partir de cette phrase floue ci-dessus. Sauf qu'il faut lire la suite pour constater qu'on ne parle nulle part de cette sous-traitance des enquêtes nationalité : les services de polyvalence "réalisent des évaluations sociales dans le cadre de la protection de l’enfance en matière d’ « informations préoccupantes », de la protection des personnes vulnérables et de la prévention des expulsions locatives". Donc, contrairement à ce que sous-entend sans jamais le montrer le courrier du Président du Conseil Départemental de l’Essonne,  aucune référence aux enquêtes naturalisation ne figure dans le règlement départemental.

Cela étant, même si c'était évoqué, pourrait-on s'appuyer sur une disposition générale du Code de l’Action Sociale et des Familles pour permettre de telle enquête ? Relisons l'Article L123-2 de ce code :

"Le service public départemental d'action sociale a pour mission générale d'aider les personnes en difficulté à retrouver ou à développer leur autonomie de vie. Le service public départemental d'action sociale assure, à la demande et pour le compte des autorités compétentes de l'Etat, les interventions et les enquêtes qui sont nécessaires à l'exercice des missions de celles-ci".

Deux lectures sont possibles de cette dernière phrase :

I) la première, la nôtre, c’est que puisque cet article est dans le CASF, cela ne s'applique qu'à des enquêtes sociales. Or cette disposition est utilisée dans le cadre d'opposition à la nationalité fondée sur le défaut d'assimilation ou l'indignité des conjoints de français. Cette procédure d'opposition n'a rien à voir avec le social !

Divers exemples jurisprudentiels illustrent le refus de l’acquisition de la nationalité française : 

- CE 14 oct. 1998, M. Nourredine X. (ressortissant algérien marié à une Française et militant actif d’un mouvement extrémiste, qui répandait dans sa région, notamment au sein de la mosquée d'Angers, des thèses manifestant un rejet des valeurs essentielles de la société française) ; 

- CE 9 juin 1999, M. Ferath X. (activité militante pour intégrisme islamique, comportement révélant un rejet des valeurs essentielles de la société française) ; 

- CE 20 déc. 2000, M. Youssef X. (militant actif des mouvements intégristes islamiques ayant manifesté par les thèses soutenues le rejet des valeurs essentielles de la société française) ; 

- CE 21 déc. 2007, Mustapha A. (à plusieurs reprises, propos à connotation discriminatoire, hostiles à la laïcité et à la tolérance révélant un rejet des valeurs essentielles de la société française) ; 

- CE 13 févr. 2008, Lyes A (imam ayant tenu des propos d’une teneur radicale, de nature à encourager la propagation de thèses contraires ou hostiles aux valeurs essentielles de la société française) ; 

- CE 27 juin 2008, Fraisa A. (pratique radicale de la religion [port de la burqa], incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française, et notamment avec le principe d'égalité des sexes).

Bref, ce type d’enquête est une enquête administrative ou de police administrative, mais pas une enquête sociale. Si on veut encore s'en convaincre, on pourra lire l’article de la professeure Geneviève Koubi, Contrôle de l’assimilation : à la recherche du défaut  (https://koubi.fr/spip.php?article565).

2) Ou alors, deuxième lecture de cet article, il s'applique à l'ensemble des missions de l'Etat et pas seulement à des missions sociales. Dans ce cas pourquoi ne pas confier les enquêtes de police, fiscale, de moralité (pour certains emplois) aux services sociaux ? Chacun voit ici l’absurdité de la situation qui en résulterait.

 

Pour résumer : quand le législateur a souhaité que les collectivités puissent expressément intervenir sur ces sujets migratoires, il a pris une disposition expresse dérogeant au secret professionnel. C'est le cas dans le cadre des attestations d'hébergement ou du regroupement familial où a été prévu que le maire peut envoyer son service social pour faire une enquête sur le logement. Voir par exemple les articles L211-6 et L421-2 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.

La loi dont ces textes sont issus a pu être critiquée ( voir notamment dans le livre La commune et les étrangers, Christophe Daadouch, Ed. Le Moniteur, 2004 https://www.lgdj.fr/la-commune-et-les-etrangers-9782281124507.html), mais au moins c'est une loi précise !

Pour conclure selon le principe selon lequel on ne peut délier du secret qui est une loi précise auquel sont assujettis les assistants de service social (L 411-3 du CASF), on ne peut s'appuyer sur une loi aussi floue et un règlement qui n'en parle pas pour les délier du secret professionnel.

Nous diffusons cet argumentaire aux usagers et à leurs défenseurs pour qu'ils saisissent toute voie de droit utile.

Le 17 novembre 2017

Christophe DAADOUCH

Laurent PUECH

Pour l'équipe de secretpro.fr