Qu'est devenue l'idée de l'"information préoccupante" ?
Considérée en 2007 comme un des éléments centraux de la loi réformant la protection de l'enfance, l'information préoccupante, réduite à "IP" dans le langage quotidien, pose aussi problème. Cette nouveauté, en élargissant la possibilité de recueillir et centraliser des signaux faibles ou forts venant de différents acteurs parfois non-inter-reliés a bien entendu permis de mettre à jour plus rapidement qu'avant des situations dans lesquelles des enfants étaient en danger. Elle a facilité le soutien à des familles qui ont pu y trouver un intérêt. Cependant, s'arrêter à cette dimension positive serait se voiler la face sur d'autres aspects que ce dispositif génère. Si l'on trouve de nombreuses présentations valorisantes de l'IP, notamment dans les discours institutionnels, les analyses des limites sont (beaucoup) moins présentes dans les échanges et débats. Et pourtant...
Dans les formations, les groupes d'analyses de la pratique ou sur leurs lieux d'exercice, je rencontre fréquemment des professionnels qui sont "victimes des IP". De fait, l'information préoccupante est essentiellement un acte... administratif. C'est la transmission d'une information d'un Acteur A vers un Acteur B. Hélas, vu la nature de l'information que recèle cet acte administratif, son impact potentiel et le lien avec une mission "protection de l'enfance" aujourd'hui sacralisée jusqu'à l'absurde parfois, l'IP est souvent un acte-confus. C'est en effet le lieu où plusieurs dimensions s'entrechoquent. A partir d'exemples nombreux entendus et/ou constatés, j'interroge ici avec amusement et sérieux ce qu'IP veut dire. Je pense que, quelquefois, l'IP se retourne contre son objectif, la protection de l'enfance, et contre les professionnels eux-mêmes.
L'information préoccupante devient "IP"... Mais que veut dire "IP" ?
Au départ, l'information préoccupante est bel et bien pensée comme un des moyens de la protection de l'enfance. Prévue par l'article L226-2-1 du code de l'action sociale et des familles, elle concerne tant les situations de danger au sens du 375 du code civil, que celles avec des risques de danger. La notion de risque, cette anticipation d'un dommage possible, ouvre donc largement les vannes à la production d'IP à la moindre préoccupation de son auteur. Elle est ensuite adressée à la cellule de recueil des informations préoccupantes (CRIP) du conseil départemental. Cette instance peut alors déclencher une "évaluation" dans la famille afin de savoir si un enfant est en danger ou pas.
Comme tout moyen, elle atteint sa limite si les effets bénéfiques qu'elle provoque sont inexistants ou moins importants que le(s) préjudice(s) qui découle(nt) de ce qu'elle déclenche. Et des dommages, il peut en exister de plusieurs formes. En voici dix-huits à travers autant de définitions de ce qu'IP veut aussi dire .
IP comme... Invasion de la Pensée ?
Le premier élément dommageable dans la chronologie des préjudices provoqués par l'information préoccupante, c'est la place centrale qu'a pris cette notion dans les institutions. C'est d'abord autour de ce concept que s'organise la structure administrative de la protection de l'enfance. Voyez les magnifiques organigrammes fonctionnels des services de la protection de l'enfance, parcourez les différents protocoles partenariaux signés par les différentes institutions dans les départements : vous constaterez que dans l'immense majorité des cas, l'IP et la CRIP sont le centre de gravité des relations et liaisons.
Cela a créé une pensée faisant glisser la conception associant d'abord la protection de l'enfance à une mission, pour la remplacer par celle d'une protection de l'enfance comme dispositif... La mission laisse une large palette d'interventions possibles, tandis que le dispositif réduit à un ou quelques possibles la palette des interventions : celles qui se trouvent dans les référentiels institutionnels. Nous sommes donc passés de la protection de l'enfance à l'IProtection de l'enfance... Une illustration de ce mouvement se trouve dans l'Enquête Nationale Informations Préoccupantes de 2011. L'Observatoire National de l'Enfance en Danger y observait que 38 % des départements enregistraient systématiquement dans le dispositif "information préoccupante" les demandes d'aide des familles ! La mission légale de protection de l'enfance offre pourtant de nombreuses autres alternatives que la rédaction d'un information préoccupante lorsqu'une famille, un parent sollicite du soutien... Si une nouvelle enquête sur les IP était faite en 2016, ce nombre aurait peut-être augmenté encore...
La pensée des institutions, construite autour de l'IP et de la CRIP, a nourri les pensées des professionnels qui ont de plus en plus été imprégnées par cette question et son corollaire : faire une IP ou pas ?
IP comme... Idée Parasite ?
"Dois-je faire une IP ?"; "Tu devrais faire une IP !"; "Il faut faire une IP !"; "Je vais quand même pas faire une IP..."; "Il paraît que c'est obligé de faire une IP." Voici des thèmes qui jalonnent trop souvent les réflexions des professionnels dans les services sociaux. Lorsqu'une mère parle d'une difficulté dans sa relation aux enfants, ou un rythme de vie familial hors-norme, ou encore des tensions dans le couple conjugal et parental, le professionnel met en action une série de capacités et compétences : évaluation, empathie, écoute, etc. Elles sont pourtant de plus en plus facilement bousculées voire éjectées par la question de l'IP. La parasitage, cette perturbation qui trouble la pensée, est en route. Il conduit le professionnel moins vers l'aide professionnelle que vers l'alerte administrative, ce qui n'est pas la même chose. Lorsqu'il parvient à ses fins (centrer le questionnement sur l'IP), le parasitage des professionnels produit un deuxième niveau de parasitage.
IP comme... Invasion des Planning ?
"Marre de ces foutus IP !"; "Encore une IP ?"; "Pff... il faut encore trouver un créneau avec ma collègue pour aller faire l'évaluation d'une IP." Quand l'IP est lancée et qu'une demande d'"évaluation" s'en suit, les professionnels en charge de rencontrer les familles doivent modifier leurs emplois du temps de façon parfois conséquente. Tout d'abord parce qu'une rencontre avec la famille nécessite de prendre du temps, c'est une évidence. Mais aussi en raison des organisations administratives qui petit à petit se sont développées. Il n'est pas rare de mobiliser de nombreux professionnels et plusieurs dizaines d'heures cumulées, parfois pour peu de choses. Dans certains services, une concertation réunit au moins un cadre, les professionnels devant "évaluer" la situation ainsi que parfois un psychologue et d'autres membres de l'équipe. A ce stade, personne n'a encore été rencontré. Puis vient la rencontre avec la famille et le re-passage par une concertation pour analyser ce qui a été évalué. Ajoutons les échanges avec la cellule de recueil des informations préoccupantes, parfois une deuxième rencontre (et plus si nécessaire), et bien entendu la rédaction de notes de suivi et du rapport d'évaluation, lequel sera visé par un cadre, traité par un ou plusieurs professionnels des secrétariats... Voici comment viennent s'insérer au total des dizaines d'heures dans des organisations de travail qui sont déjà en tension, parfois même à saturation. Travaille t-on bien dans ces conditions ? L'évaluation peut-elle toujours être de qualité ? Pour une IP, combien de travail avec d'autres familles faut-il décaler, voire supprimer ?
IP comme... Inflation des Prix ?
Le temps mobilisé pour évaluer une IP a un coût : celui des heures de travail cumulées de chacun des professionnels qui a été mobilisé à un moment dans le traitement de l'IP. Et lorsque l'on sait que le coût moyen d’une information préoccupante est évalué par l’Observatoire de l’Action Sociale Décentralisée (ODAS) entre 850 et 1 700 euros selon les départements (Source : Alain Grevot, L’évaluation ne peut faire l’impasse d’une analyse des coûts. Synthèse des Assises de la Protection de l'Enfance in Le Journal de l’Action Sociale, janvier-février 2012, page 11)... Combien d'argent public est utilisé dans ce seul dispositif, qui n'est qu'une partie de la protection de l'enfance ? Combien de moyens efficaces en terme de soutien aux familles sont parallèlement réduits ou supprimés ? Le prix du dispositif IP ne se limite pas au coût de son déploiement.
IP comme... Introduction de la Pression ?
Faire une information préoccupante est souvent perçu par le monde professionnel comme une aide, non comme une enquête ou un contrôle des actes des parents. Le cadre administratif plutot que judiciaire, le fait que ce soit des professionnels du travail socio-éducatif qui gèrent la partie du contact avec les familles et que l'approche se veut bienveillante participent de cette représentation. Pourtant, la perception des parents, et plus largement des familles, est le plus souvent celles d'une enquête et d'un contrôle ( voir par exemple à ce sujet La place des parents dans la protection de l'enfance, Cahiers de l'ODAS, Juin 2010, pages 14 et 15). De fait, lorsque des professionnels viennent rencontrer des parents, les questionnent sur le fonctionnement familial, peuvent rencontrer les instituteurs ou autres tiers connaissant l'enfant même en cas de désaccord des parents et qu'un refus de collaboration des parents (refus de rencontre par exemple) occasionnera la saisine automatique de l'autorité judiciaire conformément à l'article L226-4 du code de l'action sociale et des familles, difficile d'évacuer les qualifications d'enquête et de contrôle.
L'évaluation d'une IP, même faite avec bienveillance et douceur, c'est l'introduction de la contrainte dans la famille, sur les parents. Le rapport n'est plus celui d'une aide au service des usagers mais au service du demandeur de l'évaluation : l'institution départementale. Heureusement, l'aide contrainte peut indirectement bénéficier aussi aux enfants et familles. Encore faut-il avoir éclairci le cadre d'intervention et distinguer une relation dans le cadre d'une relation de libre-adhésion et celle dans le cadre d'une contrainte.
IP comme... Incompétence Parentale ?
Lorsque l'on a été professionnellement construit avec des outils qui permettent de détecter la faille et le manque, ce qui est fréquent dans les études de travail social, les compétences parentales sont un concept bien plus facile à intégrer dans un discours qu'à repérer dans les situations. Avec l'arrivée d'une IP, le premier élément de connaissance que l'on reçoit concernant une famille ou des parents apparaît comme étant essentiellement des manques, négligences ou comportements semblant préjudiciables pour les enfants. C'est ainsi l'incompétence supposée qui connote le regard spontané du professionnel sur une situation dont il ne connait que... l'IP. Parfois, le propos de cette IP en dit plus (voire exclusivement) sur son auteur que de ceux qu'il désigne (enfants, parents). Cependant, une famille "semble rencontrer des difficultés", un père est décrit comme "étant incapable de s'occuper des enfants", une mère "comme manipulatrice avec les enfants", etc. Voilà la première image qui risque de se greffer comme filtre de la rencontre à venir. Or, la formation d'impression est un processus complexe, non-conscient associant différents traits (ceux que l'on a en connaissance) et produisant une représentation des personnes et des situations. Le risque est alors d'aller sélectionner dans les informations qui viennent par la suite, celles qui confirment le premier regard.
Travailler la compétence alors que l'IP a orienté vers l'incompétence n'est donc pas gagné, même avec des professionnels qui souhaitent intervenir avec objectivité et bienveillance. Je pose l'hypothèse que c'est d'autant plus difficile de percevoir combien nous sommes influencés par nos impressions parfois négatives lorsque nous nous pensons bienveillants et objectifs. Ces deux qualificatifs ne sont pas validés du simple fait que l'on se les attribue ! L'IP est une entrée par l'incompétence. Le repérer est une première condition pour changer de regard et favoriser la lecture des compétences que la famille met en oeuvre.
IP comme... Irrationnelles Peurs ?
Sentir l'air du temps, cette odeur qui plane et constitue une part du contexte d'intervention du professionnel, voici une étape conseillée avant de poursuivre le chemin. La peur de "passer à côté", de ne pas avoir vu ce qui était là, si proche et pourtant si éloigné, autant de craintes légitimes chez les professionnels. Ajoutons que la société ne vous lâchera pas, cherchant des coupables chez toute personne portant une part de responsabilité dans un accompagnement. Porter une part de responsabilité ne signifie pourtant pas avoir fait une faute, celle-là même qui est nécessaire pour qu'il y ait un coupable. Mais devant le drame, toujours possible, chacun cherchera un coupable, pour se dégager de sa responsabilité et trouver le soulagement que procure une explication simple, voire simpliste.
C'est dans ce contexte que se pose aussi le choix de faire ou pas une information préoccupante. L'air du temps pousse à agir par excès, donc à la faire même si les éléments connus sont très peu significatifs. Ceux qui travaillent au sein des cellules départementales de recueil des informations préoccupantes voient très régulièrement passer des IP qui sont vides du moindre élément de danger, voire de risques, et parfois même de mention des enfants... Le professionnel souhaitant rédiger une information préoccupante a besoin de penser la question de la peur dans ce qui motive l'acte professionnel qu'il compte effectuer.
IP comme... Insécurité Professionnelle ? Ou l'Information-Parapluie
Conséquence logique du climat précautioniste dans lequel notre société s'inscrit, l'idée de protéger l'enfant devient rapidement l'argument noble qui masque trop souvent des motivations qui ne le sont pas autant. Qui protège t-on vraiment dans certaines IP ? L'enfant ? Le professionnel ? Le service ? L'encadrement ? La direction ? L'établissement ? Le décorticage de certaines situations avec des professionnels permet de trouver plus fréquemment qu'on le pense des réponses où l'enfant n'apparaît qu'en dernier du classement... L'IP-Parapluie a pour fonction parfois de couvrir tellement de monde qu'elle en devient IP-Parasol !
IP comme... Incompétence Professionnelle ?
Un professionnel qualifié qui intervient auprès d'un parent, d'enfants, d'une famille sait normalement proposer un soutien lorsque le besoin apparaît, surtout lorsqu'il y a une demande provenant du système familial. Il sait aller chercher du soutien si nécessaire, accompagner vers un ou plusieurs autres interlocuteurs pertinents, travailler avec l'accord des personnes qu'il aide. La seule raison pour laquelle il est nécessaire de faire une liaison, c'est à dire un passage de relais vers un autre professionnel ou service, c'est lorsque l'on atteint sa limite de compétence (technique, de mission, etc.). Lorsque le professionnel fait une IP, il signifie donc "je ne suis pas (ou plus) suffisamment compétent pour travailler dans la situation de cette famille avec des moyens classiques; si je l'étais, je n'aurai pas besoin de faire cette liaison qui va déclencher l'intervention d'autres acteurs professionnels". Lorsqu'un professionnel "se précipite" vers la rédaction d'une IP, soit parce qu'il la pense nécessaire soit pour répondre à la règle de son institution, il se place en limite de compétence. De plus, ne travaillant plus (ou de moins en moins) dans un champ où il pourrait encore agir, il perd en capacités professionnelles opérationnelles. Celles-ci se "rabougrissent". Il risque donc de plus en plus de perdre en compétences, du simple fait qu'il vient moins ou plus du tout sur des terrains et questions qui lui paraissent "intravaillables". Ce cercle vicieux de l'auto-mise en incompétence est un puissant moyen de porter atteinte à ses propres capacités. Je vois trop souvent des professionnels avec des missions pourtant relatives à la prévention-protection de l'enfance aller (parfois très volontairement) vers une "IP-Passe à ton voisin".
Un bon repère pour savoir où l'on en est se trouve dans les réponses aux questions suivantes : est-ce que je fais de plus en plus d'IP ? Est-ce que je suis de plus en plus compétent à travailler dans les situations ou est-ce que je suis de plus en plus prompts à passer à d'autres via l'IP ?
IP comme... Injonction(s) Paradoxale(s) ?
L'Information Préoccupante signe t-elle l'entrée dans une phase faîte d'injonctions paradoxales, c'est à dire d'une injonction faîte de deux contraintes qui s'opposent ? Assurément. Notons-en quelques unes.
- Selon l'article L226-2-1 du code de l'action sociale et des familles, l'information préoccupante a pour but d'"évaluer la situation du mineur et de déterminer les actions de protection et d'aide dont ce mineur et sa famille peuvent bénéficier". Cependant, comme rappelé ci-dessus dans la partie IP comme ... Introduction de la Pression, les moyens de cette "évaluation/aide" sont souvent le contrôle et l'absence de demande familiale, et si la famille ne coopère pas, elle risque de voir sa situation transmise à l'autorité judiciaire. L'injonction aux professionnels est donc résumable ainsi : Allez proposer une aide que les parents ne pourront refuser ! Proposer ce qui est en fait une imposition, donc.
- Autres injonctions paradoxales qui peuvent apparaître dans la rencontre entre travailleurs sociaux et parents. Les professionnels peuvent analyser que ces parents ont un problème dans la prise en charge ou relation avec leur enfant et ont besoin d'être aidés. Pour être aidés, il faut que les parents reconnaissent qu'ils ont un problème. Or, nombre de parents ne voient pas de problème dans leur façon d'être parents. Dans ce genre de situations, il est fréquent qu'apparaisse une double injonction paradoxale : reconnaissez spontanément le problème que vous ne pensez pas avoir ! Acceptez sincèrement l'aide dont vous ne pensez pas avoir besoin !
D'autres injonctions paradoxales encore marquent l'intervention sociale, pas seulement dans le cadre du dispositif IP. Dans un tel cadre, il est étonnant que l'on s'étonne que des professionnels soient en souffrance et en perte de sens, ou que des parents deviennent agressifs ou au contraire totalement conformes à ce qui est attendu jusqu'à ce que l'on doute de leur sincérité...
IP comme... Inscription Permanente ?
Lorsqu'une IP est rédigée, elle est enregistrée quelque part, dans un fichier ou un dossier. Même lorsqu'elle abouti à un classement sans suite, il en reste une trace, longtemps. Ainsi, si un jour, bien plus tard, une autre IP arrive, aussi inconsistante que la première qui avait abouti à un classement sans suite, il en restera probablement une trace. Et même s'il n'y a plus jamais d'IP, dans nombre des systèmes informatiques des conseils départementaux, le professionnel qui regardera le dossier de la famille venant dans un tout autre cadre pourra savoir qu'il y a eu une IP. Le regard sur les personnes s'en trouvera probablement modifié, un peu ou beaucoup... L'IP est aussi un stigmate. Et dans les départements où faire une IP est systématique, même les parents qui sont à l'origine de la demande d'aide n'échappent pas au stigmate.
IP comme... Intersection de Peurs ?
L'Information Préoccupante provoque finalement une rencontre au moins, la rencontre de deux peurs. Celle des professionnels et de leurs institutions, qui ont peur de passer à côté, peur de ne pas voir le possible drame... Celle des parents et parfois des enfants qui ont peur de la séparation, qu'on place le ou les enfants.
IP comme... Interdiction de Parler ?
En tant que parent, peut-on parler librement à un professionnel qui évalue votre fonctionnement familial et dont on a conscience qu'il a le pouvoir de déclencher un processus qui vous paraît préjudiciable et extrêmement violent (placement) ? Non, assurément. Chacun, dans une telle situation, s'adapte et adopte une conduite stratégique qui lui semble la plus performante. Il s'interdit de parler "vraiment" sans pour autant tomber dans le silence complet. Alors le parent parle au minimum, il parle d'autre chose, il se livre totalement sur ses souffrances actuelles ou passées en espérant que le professionnel va l'entendre à cet endroit et donc, pense t-il, ne plus le mettre en danger ailleurs... L'interdiction de parler, c'est en réalité le fait de ne parler qu'au regard du contexte et des enjeux de la situation dans laquelle il est : celle d'un risque que l'on prenne ses enfants. Comment pourrait-il alors être suffisamment en sécurité pour se confier en confiance ? Même si la personne a tous les accents de la sincérité, le professionnel ne sait jamais vrai-ment la valeur de ce que dit la personne. C'est pourtant une grande compétence que la personne montre alors : celle d'organiser la protection de ce qui est important pour elle (le plus souvent, protéger ses enfants d'un placement). Plutôt que s'en agacer, détecter et reconnaître cette compétence permet de développer un travail fort productif avec les familles. Certains professionnels y parviennent. Alors, la parole vraie, qui est une prise de risque, peut plus facilement revenir.
IP comme... Illusion de Protection ?
Je fais une IP donc je protège ? Pas sûr... Je pose l'hypothèse que dans une proportion significative de situations, le fait qu'il y ait eu une IP de la part d'un professionnel auquel un parent s'était confié génère un contexte moins favorable à la protection. Ceci parce que l'IP crée toutes les conditions d'un non-travail avec ce professionnel et une défiance envers ce système d'aide qui en fait vous signale. La seule garantie d'une IP, c'est d'avoir fait un signalement administratif à une instance (CRIP). Pour le reste, sauf dans les cas flagrants de maltraitance, il est difficile de savoir la suite de façon sûre. L'IP, c'est aussi parfois l'illusion de l'action et par conséquent de la protection.
J'ajoute et redis que, en contexte de tension budgétaire et à moyen constant, la multiplication des informations préoccupantes réduit le temps disponible pour analyser chacune des situations. Il est ainsi possible que les professionnels passent alors plus facilement à côté de situations graves, qu'ils travaillent moins bien dans celles qui sont complexes et qu'ils inquiètent et déstabilisent des systèmes familiaux qui fonctionneront moins bien après leur passage qu'avant... Ce n'est pas seulement le risque de l'inaction (des services sociaux) qui doit être pris en compte mais aussi celui de leur action !
IP¨comme... Invitation au Partage ?
L'article L226-2-1 du code de l'action sociale et des familles sonne comme l'ouverture de "l'open-bar" de l'information. Lorsqu'une IP est déclenchée, il semble que le partage d'information ne pose plus question, qu'il va de soi... Heureusement, des professionnels refusent encore d'entrer sans se poser quelques questions éthiques dans la danse du "tous ensemble dans le partage". Au moins, se poser la question de la pertinence de cet acte dans un tel contexte, des conséquences d'un tel acte, c'est un vrai garde-fou professionnel. Si l'article L226-2-2 du code de l'action sociale et des familles prévoit une simple possibilité de partage de l'information et non une obligation, c'est bien pour que les professionnels puissent faire le choix le meilleur, loin d'une réponse mécanique.
IP comme... Investigation Précoce ?
Le premier niveau de partage d'information et... d'investigation-enquête débute souvent bien avant la rédaction de l'IP. Dans un but d'étayer les informations qu'ils vont transmettre, il arrive régulièrement que des professionnels en contactent d'autres qui pourraient avoir des informations : on voit ainsi se créer un maillage pouvant mettre en contact différents acteurs connaissant de près ou de loin une famille. Et plus les familles sont en situation précaire, plus il y a d'acteurs sociaux et médico-sociaux "autour d'eux" : Protection Maternelle et Infantile, service social de secteur, service social scolaire, service social hospitalier, intervenant social en commissariat ou gendarmerie et encore d'autres professionnels parfois. Nous voici donc avec une pré-évaluation de la situation, ce qui n'est le rôle d'aucun intervenant prévu à ce stade par la loi : où est-il écrit qu'un professionnel puisse devenir enquêteur sans aucun mandat qui le prévoit ? C'est bien le rôle de la CRIP de piloter cette phase et les professionnels qui vont évaluer-enquêter auront eux une légitimité à le faire puisqu'ils agissent dans un dispositif légal.
Inutile de dire que, bien souvent et contrairement à l'obligation de le faire prévue par l'article L226-2-2 du code de l'action sociale et des familles, les parents ne sont pas informés de ces échanges d'informations. Au mieux, et c'est loin d'être toujours le cas, ils sauront qu'une IP a été faîte par le professionnel, information là aussi obligatoire selon l'article L226-2-1 du code de l'action sociale et des familles.
IP comme... Indicateur de Productivité ?
Dans certains départements, le nombre d'IP est un critère très important pour comparer les difficultés d'un secteur à l'autre, et par conséquent pour répartir entre eux les moyens (nombre de postes notamment). Ainsi, le travail d'accompagnement sur les difficultés, d'entretiens et rencontres qui permettent aux parents d'amplifier leurs compétences éducatives, sont considérés comme moins importants qu'une situation où il y a une IP. Par conséquent, une règle se met rapidement en place : surtout avoir un nombre d'IP significatif pour que la direction centrale considère que le secteur "mérite" des moyens supplémentaires (ou, actuellement, la non-réduction des moyens). Magnifique retournement que ce dispositif IP sacralisé génèrant plus d'IP encore ! Désespérante évolution qui fait qu'une simple rédaction d'IP est plus valorisé et reconnu que le fait de travailler avec une famille...
IP comme... Imprudente Passivité ?
La question de faire ou pas une IP étant devenue centrale, un danger (de plus...) guette le professionnel. Celui de choisir de se représenter la situation en se piègeant par une fausse alternative : ne rien faire ou faire une IP ? Si le professionnel se pose cette question lorsqu'il est en contact avec un système familial, c'est qu'il pense nécessaire qu'il y ait un mouvement, une action, que la situation de l'enfant ou de la famille ne peut perdurer sans risque en l'état. Réduire le choix à ces deux seules propositions (IP ou rien), c'est dans les deux cas choisir une forme de passivité. Faire l'IP, c'est donner au dispositif et à ses instances les clés de la suite. Ne rien faire, c'est se retirer sur la pointe des pieds alors que l'on pense qu'il faut que quelque chose se produise pour le fonctionnement familial. Il y a au moins une troisième possibilité : celle d'agir directement, de sa place, dans le cadre de sa mission et/ou de sa fonction. Si l'on évalue qu'il y a un besoin de changement pour modifier le fonctionnement d'une famille, le choix se situera entre faire une IP (mouvement via le dispositif), une action directe (mouvement via le professionnel) ou, lorsque l'évaluation du professionnel aboutit à ce qu'est le meilleur choi possible, laisser un élément modifier le contexte (un événement propre au système familial et qui en modifie le contexte). Mais, dans ce type de situations, ne jamais effectuer un simple retrait en croisant les doigts pour qu'il ne se passe rien de grave... Evident ? Pas toujours...
Les institutions face à l'embouteillage des préoccupations... ou le miracle de la multiplication des I-Pains ?
Le nombre d'IP possible est quasi-infini. Un enfant en risque de danger, même au sens de l'article 375 du code civil, c'est potentiellement tout enfant en vie. On peut toujours craindre que derrière un pleur il y ait une souffrance, derrière un enfant trop silencieux ou sage une forme de repli inquiétant, envisager un parent comme inadapté en raison d'une attitude ou comportement exagéré... Et il peut y avoir plusieurs IP par enfant.
Les institutions se retrouvent donc à gérer un embouteillage : celui des préoccupations ! Or, faire une IP est "simple comme un coup de fil" pour le simple citoyen. Il suffit d'appeler le 119, numéro du service national d'accueil téléphonique pour l'enfance en danger (SNATED), et de décrire une situation. Ce numéro est fort utile, comme les IP peuvent l'être aussi. Sa facilité d'utilisation permet aussi l'appel à la moindre inquiétude et dans quelques cas (très minoritaires) lorsque l'on a une intention malveillante contre une famille (réglement de comptes familiaux ou de voisinage par exemple). Ajoutez à cela les IP provenant des services hospitaliers, judiciaires, sociaux, scolaires, de santé, des associations, des services de police municipale, du maire de la commune, des policiers, des gendarmes, des pompiers, etc.
Il y aurait un véritable miracle si un système, quel qu'il soit, pouvait garantir une efficacité de protection totale des enfants, et plus encore lorsque le nombre d'alertes et de situations ne cessent de croître. Garantir en permanence la sécurité et le bien-être de tous les enfants nécessitent des moyens infinis.
Plus nous aurons d'IP, plus nous serons en difficulté pour bien travailler là où cela est nécessaire. Suspicion envers les familles et suspicion des familles envers les services sociaux se renforcent mutuellement. Nous pouvons nier, voire dénier la dimension de plus en plus contrôlante qui sous-tend l'approche protectionnelle actuelle. Nous pouvons aussi la voir, l'évaluer dans son impact sur le travail pour les familles. Nous connaissons la face éclairée de l'IP, celle de ses effets positifs. Beaucoup en voient la face cachée. Beaucoup de professionnels de premier contact avec le public comme de cadres et directeurs doivent mesurer tous les effets de l'IP.
Chacun des aspects glissants que j'ai décrit dans ce texte peut trouver des réponses afin de limiter les préjudices. Pour les professionnels et les institutions, c'est aujourd'hui un enjeu éthique qui définit la société dans laquelle nous disons vouloir vivre, nous et les autres.