Faire équipe est-il préjudiciable au secret professionnel ?

RÉSUMÉ : À partir de deux exemples de structurations d’équipes, l’une sur un modèle vertical où le lien entre le cadre hiérarchique et les professionnels est resserré, l’autre défini comme un ensemble fait de professionnels autonomes, cet article propose un examen des circulations d’informations qui s’organisent. On retrouve, dans ces deux cas, une proximité forte entre les acteurs, ce qui amène parfois à produire, de façon formalisée ou implicite, des pratiques organisant ou favorisant des circulations d’informations. Ces circulations peuvent s’avérer éloignées du secret professionnel au sens légal et de ce qu’il oblige théoriquement les professionnels à ne pas faire. C’est aussi un éloignement de l’engagement pris envers le public, lorsque le professionnel lui signifie son obligation de secret. Devant ces écueils placés entre pratiques concrètes et théoriques, des alternatives opérationnelles sont rappelées pour tenter de concilier secret et travail en équipe.

(Vous pouvez retrouver l'article en pdf ainsi que la présentation du N°272 de la Revue Française de Service Social éditée par l'ANAS et consacrée au : "Travail social et équipe pluridisciplinaire : impacts, enjeux et perspectives")

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L’observation de différentes équipes et du travail qui est produit autant entre ses membres que vers un objectif commun peuvent parfois soulever quelques questions lorsqu’on les regarde sous le prisme du secret professionnel. Des paradoxes multiples apparaissent régulièrement. Ce sont quelques-uns d’entre eux que je souhaite souligner, en proposant des alternatives possibles et opérationnelles dans les pratiques professionnelles quotidiennes. Pour illustrer mon propos, je débuterai par une distinction entre deux types d’équipes, distinction que j’assume comme étant caricaturale du fait qu’il existe quantité de nuances dans les formes possibles, et que des traits de chacune des formes décrites ici peuvent se retrouver dans l’autre. Je poursuivrai ensuite avec trois formes de circulations d’informations, ce qui les fonde, et en quoi elles mettent à mal le secret professionnel. Je conclurai en rappelant des repères pour favoriser ce qui peut « faire équipe » et garantir le secret professionnel.

Mais qu’est-ce que « faire équipe » ? Pascal Duret propose une définition sur laquelle je m’appuierai : « Faire équipe c’est mobiliser un groupe pour parvenir à un but commun explicite dont l’atteinte suppose l’interdépendance d’activités individuelles nécessitant d’être ajustées entre elles [1]. » Allons à la rencontre de deux façons de « faire équipe », ce à quoi participe la circulation d’informations entre professionnels.

Faire équipe dans un "équipage", ou la circulation verticale comme programme

La première forme d’équipe que je distingue est celle qui place le responsable d’équipe et les professionnels dans une proximité forte, avec une direction qui définit les objectifs et les procédures à respecter pour les atteindre. La régulation de la vie interne et des actes vers l’extérieur sont sous le regard de la direction. De fait, il y a un « commandant » et des membres de « son » équipe qui doivent se conformer à ses attentes. Ou, au minimum, faire semblant de le faire.

Dans ce cadre, la circulation des informations est pensée comme « nécessaire », « utile », « évidente» et se trouve donc prévue via des temps d’échanges réguliers, des concertations, des échanges informels. Car il ne peut y avoir de proximité forte associée à un impératif d’objectifs à atteindre sans qu’il y ait un suivi, voire un contrôle des actes du professionnel. Ceci implique de savoir beaucoup de choses sur les actes produits et sur les usagers eux-mêmes. Les deux vont ici de pair : c’est par la description de la situation de la personne avec des données qui la rende identifiable que le professionnel luimême est sous observation. Dans ce type d’équipe, la marge de manœuvre est fortement encadrée, à tel point que c’est l’autonomie même du professionnel qui s’en trouve impactée. Le programme énoncé et revendiqué par le ou la commandant·e de l’équipage est : « De façon à être sûr·e de la qualité du service rendu, l’équipage doit me faire remonter les informations sur toutes les situations, cela me permettra d’ajuster les différentes activités individuelles qui sont produites dans cette institution. » Au cas où il y a un arrêt maladie, au cas où la personne se présente alors que le professionnel est absent, au cas où le responsable estime qu’il faut telle ou telle orientation, etc. C’est l’institution qui produit une réponse de service, « donc » celui ou celle qui représente cette institution et la dirige doit avoir la garantie de la continuité du service.

La circulation d’information est ici centrale et soumise à des injonctions. Bien travailler, c’est partager. Les deux semblent se confondre. Et la discussion de cette prescription est extrêmement difficile. Le fondement affiché de la circulation est la continuité du service, le bien des usagers… Mettre à jour la dimension contrôlante des professionnels et des usagers par la direction est insupportable.

Évidemment, plusieurs stratégies permettent de limiter la souffrance bien réelle et fréquente des professionnels qui vivent sous ce qui ressemble beaucoup à une forme d’emprise professionnelle sur eux. Mais il est étonnant de voir combien des professionnels de l’aide peuvent être mis à mal dans ce type d’équipe. L’équipe, censée être un lieu aussi protecteur et soutenant, devient parfois un lieu de mal-être, voire de maltraitance.

Faire équipe dans un ensemble autonome, ou la confiance comme règle

Une autre façon de faire équipe est celle qui permet à chacun de partager une identité et une culture professionnelle et institutionnelle, et d’avoir des éléments de repères communs en vue des objectifs à atteindre, tout en développant des analyses et pratiques distinctes. Ainsi, il n’y a pas des regards identiques sur tous les aspects, et les interactions au sein de l’équipe se construisent et se nourrissent par l’échange de points de vue, de confrontations de pratiques. Il y a ici une large autonomie des professionnels, le responsable de l’équipe se situant plus en ressource, garant des soutiens, animateur de la vie interne, facilitateur des contextes d’évolution des professionnels. Le besoin d’en savoir sur les situations est exceptionnel. Ce qui peut circuler est donc essentiellement déterminé par les professionnels eux-mêmes et ils définissent le ou les interlocuteur·s avec lesquels ils partagent. Le rôle de contrôle du cadre, forcément présent, est réduit pour n’avoir à s’exercer que dans des cas limités.

L’interdépendance et l’ajustement des activités interindividuelles sont donc autant une création par chacun des membres de l’équipe qu’une forme de gestion collective des collaborations ou travail individuel. La circulation d’informations est par conséquent adaptée à l’intérêt et au bénéfice qu’elle porte selon la situation. L’essentiel des circulations se déroule donc de manière horizontale, entre pairs, dans un périmètre restreint qui ne concerne pas forcément l’ensemble de l’équipe.

Dans ces deux formes d’équipes existent des circulations d’informations concernant les usagers. Faire équipe semble nécessiter ces échanges, voire dans certains cas être la preuve qu’il y a « équipe ». Mais, en les observant, je me demande si le secret professionnel ne se trouve pas parfois un peu sacrifié par le professionnel, pour lui permettre de faire partie de l’équipe qui fait équipe…

Des circulations contre le secret professionnel ?

Observer une équipe de service social, ou plus largement de travailleurs sociaux, c’est bien souvent identifier de multiples actes de… délinquance, parfois commis en bande. La somme des violations de secret professionnel qui se produisent de la part de professionnels qui savent être soumis au secret est déstabilisante. Si je compare avec des situations où les professionnels travaillent de manière isolée au sein d’une institution (service social scolaire, intervenant social en commissariat ou gendarmerie, par exemple), on constate que c’est lorsque l’on travaille en proximité et entre pairs que se produisent les plus nombreuses et importantes violations de secret. Il est toujours amusant de constater l’étonnement de professionnels qui, lors des formations sur le secret professionnel, mesurent combien leurs pratiques peuvent être éloignées de ce que le cadre légal prévoit et de ce qu’ils pensaient que le cadre légal prévoit. À vrai dire, chez certains, il semble que la soumission au secret professionnel soit un blason qui les distingue d’autres professionnels, mais qui dans le même temps les autorise à faire ce qu’ils veulent des informations tant que c’est pour ce qu’ils considèrent comme étant « le bien »…

Les exemples sont multiples. Entre professionnels en proximité, on partage des informations bien plus largement que ce que la loi autorise. En clair, on transgresse la loi sans le plus souvent en avoir conscience. L’idée de « secret partagé » s’est implantée avec toute la confusion qui la marque et semble dire qu’entre professionnels soumis au secret, on peut partager comme l’on veut.

C’est pourtant heureusement faux. Heureusement, car sinon il n’y a plus de secret professionnel. Et si l’on pense que le secret professionnel est utile pour une personne et la société, on devrait jeter à la poubelle des expressions absurdes telle que celle de « secret partagé ». Son éradication du langage des professionnels serait un acte noble et salvateur tant pour les personnes que pour l’idée même de secret.

Si je reprends les deux formes d’équipes décrites plus avant, le passage d’informations fabrique un des liens qui font que le collectif peut être nommé « équipe ». Et la violation de secret peut être présente dans les deux configurations. Cependant, ces transgressions à la loi et à la déontologie professionnelle, c’est-à-dire aux deux règles essentielles de la relation que le professionnel peut proposer à l’usager, sont différentes dans leur forme et leur nature.

Dans l’équipe « équipage », les violations de secret sont un système organisé. Si la règle institutionnelle impose de faire systématiquement remonter vers un cadre ou directeur les informations sur la situation de chacune des personnes reçues par l’assistant social, alors il n’existe aucun texte de droit qui autorise un tel fonctionnement. Le secret professionnel est une obligation qui pèse sur le professionnel. C’est à partir de son évaluation de la pertinence de la circulation d’une information, selon l’interlocuteur possible, dans un contexte particulier et en connaissance de ce que la loi prévoit que peut circuler ou pas une information. Ce n’est donc pas une règle interne qui prévaut sur le cadre légal ni qui peut prescrire chacun des actes du professionnel en responsabilité. Précisons que la responsabilité pénale est individuelle et que ce n’est pas le directeur de la structure qui serait poursuivi voire condamné jusqu’à 1 an de prison et 15 000 euros d’amende [2] s’il y avait violation de secret, mais bien le professionnel qui aurait transmis l’information.

Dans l’équipe « autonome », la circulation d’informations n’est pas le résultat d’une règle ni d’une exigence explicite. Il n’y a donc pas, théoriquement, de systématisme. Mais il peut exister une règle instituée implicite, c’est-à-dire une règle qui s’est installée comme une évidence, avec le temps, parmi et par les professionnels de l’équipe. Elle n’est pas forcément énoncée. Mais l’observateur extérieur pourra la décrypter. Ici, deux professionnels ou plus ont le droit de parler des situations à la machine à café, mais ils ferment la porte quand ils en parlent entre eux dans le bureau. Là, on fait bien attention à n’évoquer une situation que lors de la réunion de concertation, quand bien même elle accueille des personnes non-soumises au secret. Chaque professionnel ou service a des « façons de faire » avec le secret, la confidentialité.

Ici, appartenir à l’équipe est en partie conditionné aux faits d’en adopter une part significative des règles. Chacun fait comme il veut, mais il ne fera équipe avec les autres que s’il en adopte les règles, ou au moins simule de les avoir adoptées. Donc, si la règle est le partage au-delà des limites du raisonnable, ces limites étant elles-mêmes parfois déjà au-delà de ce que le légal autorise, c’est ce partage soumis et librement consenti qui sera un des liens de l’équipe.

Si pour faire équipe, il faut faire lien, le lien le plus facile (et le moins coûteux ?) est celui qui se tisse autour de l’information concernant des usagers. Il existe pourtant des façons de faire lien sans pour autant violer le secret professionnel tout en partageant des informations sensibles…

Alternatives opérationnelles

Comment faire pour que l’on puisse parler, faire équipe sans pour autant maltraiter les informations des personnes en les manipulant comme des objets dévalorisés et détournés des finalités pour lesquelles elles sont confiées aux professionnels ? Peut-être que deux principes complémentaires pourraient servir de repères permanents.

Le premier serait d’évaluer l’intérêt du partage d’une information ciblée en fonction de l’interlocuteur. C’est tellement évident que l’on pourrait se dire que c’est une proposition creuse. C’est évidemment fait par chacun… ou plutôt, chacun peut le faire. Mais, dans le quotidien et les habitudes que l’on prend, dans ces façons de faire tellement plus simples qu’elles en deviennent des réflexes, une question elle aussi « évidente » mérite que l’on s’attarde un peu pour l’examiner. Prenons-nous le temps d’évaluer la pertinence du partage et de ce qui peut l’être en fonction du destinataire ou faisons-nous comme nous avons déjà fait, comme nous sommes habitués à faire, comme cela se fait dans le service ? Lorsque je travaille avec des équipes, dans un nombre important de cas, le partage d’information n’a pas pour conséquence, et parfois même pas pour objectif, de servir l’intérêt réel de l’usager. L’intérêt réel est celui dont nous avons mesuré avec cet usager à quel point il est d’accord sur ce partage et en voit un bénéfice concret dans sa situation au moment de la rencontre. Alors, se poser cette question évidente n’a rien d’évident. Et elle oblige à évaluer la pertinence de sa propre action, ce qui est un acte ni simple ni évident.

Le deuxième principe pourrait être de s’interdire de parler de la personne en permettant son identification pour parler de ce que me fait la situation d’une personne et sur laquelle je peux me trouver face à une limite. Les professionnels sont très souvent en difficulté pour parler d’eux dans une situation, comme s’ils étaient extérieurs à elle. Or, face aux êtres humains que nous rencontrons, nous sommes des êtres humains avec des moyens limités pour les soutenir dans leur situation. Ces moyens limités ne sont pas que matériels. Ils sont aussi « émotionnels », cognitifs, intellectuels, etc. Nous avons souvent besoin des autres professionnels avec qui nous faisons équipe pour trouver du soutien, nous sentir rassurés, mesurer que l’on n’est pas seul, qu’un lien nous unit aux autres professionnels, que nous pouvons travailler ensemble directement avec la personne ou indirectement par le soutien que nous nous apportons mutuellement. Nous pouvons faire équipe autour d’une situation, en abordant des points très précis de celle-ci, sans pour autant parler de la personne, en la protégeant d’un partage qui pourrait lui causer un préjudice ou n’a simplement à se faire. Qu’est-ce qui justifie que des professionnels de tout un service soient au courant de la vie d’un usager qui s’est confié à un seul d’entre eux ? Il faut une sacrée raison pour que tout le monde puisse connaître ce que cette personne a confié, une raison fondée professionnellement.

Ajoutons un élément : « Est-ce qu’en observant le fonctionnement de mon équipe et service, je serai d’accord pour que ma situation soit traitée comme nous traitons celle des usagers ? » Si la réponse est « non», alors il y a quelque chose à travailler car, à moins de mettre de côté tout ce qui relève des principes éthiques et de la déontologie du travail social, on ne peut « faire équipe » dans ces conditions.

La confidentialité de l’entretien annoncée, le secret auquel est soumis le professionnel à qui l’on se confie ne peuvent être effacés d’un coup « d’équipe». Je ne connais pas d’équipe parfaite ni de professionnel parfait [3]. Je vois des différences entre des équipes et professionnels qui remettent le métier sur l’ouvrage régulièrement pour travailler leur professionnalité, et je vois des équipes et professionnels qui se satisfont de leur situation, voire énoncent. Il va de soi que je regarde avec admiration celles qui font équipe en se remettant régulièrement au travail, qui refusent de traiter les informations des personnes, donc les personnes elles-mêmes, comme des choses banales. Elles gardent du sens à leur travail et, même si leur travail mobilise une énergie importante, elles s’épuisent bien moins que celles qui choisissent la dérive.

Laurent PUECH

Notes :

[1] Pascal Duret (dir.), Faire équipe, Armand Colin, 2011, p. 10.

[2] Sanction prévue par l’article 226-13 du Code pénal

[3] En quinze années de pratiques en tant qu’assistant de service social, j’ai, pour ma part, pratiqué beaucoup des formes de dérives que je critique ici.

 

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