Secret professionnel et obligation de signalement : l’examen sérieux d’une question sensible par la commission des lois du Sénat

Nous avons souvent regretté que le législateur puisse voter des modifications législatives  concernant le secret professionnel sans avoir pris le temps et les moyens d’une vraie réflexion d’ensemble, notamment dans ses effets concrets, anticipables et dans certains cas évalués.
Pourtant, lorsque cette étape est respectée, avec du temps, des auditions d’un large nombre d’acteurs montrant des analyses différentes et sur plusieurs niveaux, et qui plus est en dehors d’un contexte collé à une affaire médiatique, cela donne un résultat riche.
 Enregistré à la Présidence du Sénat le 5 février 2020, le rapport d’information (1) fait au nom de deux commissions sénatoriales (2) sur l’obligation de signalement par les professionnels astreints à un secret des violences commises sur les mineurs propose un tel résultat. En ces temps où il est tentant de suivre le mouvement sociétal qui voit dans le tout signalement la solution simple à chaque problème concernant la protection des mineurs ou majeurs, le Sénat propose de complexifier la question.

Ce travail a été initié après une série de propositions produites en 2019 « tendant notamment à améliorer la connaissance du phénomène des violences sexuelles sur mineurs, à favoriser la libération de la parole des victimes, à renforcer la sécurité des mineurs dans les institutions qui les accueillent et à prévenir tant la récidive que le premier passage à l’acte chez les personnes attirées sexuellement par les enfants. Ces propositions ont largement été reprises dans le plan de lutte contre les violences faites aux enfants que le Gouvernement a rendu public le 20 novembre 2019. »
Mais, preuve de sa sagesse, « sur la question de l’articulation entre secret professionnel et signalement des violences et privations dont sont victimes les mineurs, la mission d’information avait estimé nécessaire d’approfondir la réflexion avant de prendre position. Même si cette question avait été soulevée par plusieurs de ses interlocuteurs au cours des auditions auxquelles elle avait procédé, la mission avait considéré n’être pas suffisamment informée pour statuer en toute connaissance de cause, faute notamment d’avoir entendu les ordres professionnels et les organisations représentatives des professions concernées. »

D’où « la constitution d’un groupe de travail, commun à la commission des lois et à la commission des affaires sociales, afin d’évoquer plus particulièrement la situation de trois catégories de professionnels susceptibles d’entrer en contact fréquemment avec des mineurs : les professionnels de santé, les travailleurs sociaux et les ministres du culte. ».

Passer de la possibilité à l’obligation ?

Les auteures du rapport se livrent à un examen du cadre juridique actuel. Elles reprennent les différents points que nous diffusons sur secretpro.fr et que nous pouvons résumer en quelques mots : sauf situation de péril, il n’y a pour les professionnels de santé et travailleurs sociaux soumis au secret professionnel pas d’obligation de signalement à l’autorité judiciaire ou administrative en cas de situation de danger pour un mineur. Le signalement ou l’IP sont des possibilités, mais pas des obligations. Qu’il choisisse de signaler ou de ne pas le faire, le professionnel doit agir pour réduire le risque de danger pour l’enfant.

C’est ce principe de simple possibilité qui est remis en question régulièrement, et c’est bien ce thème que les auteurs du rapport ont exploré : fallait-il passer à une obligation ?

Un résultat clair et motivé : nul besoin de modifier la loi

A partir de la comparaison des bénéfices et des risques du passage à un caractère obligatoire,  ce que les auteures nomment fort justement comme un « affaiblissement du secret professionnel », plusieurs points sont mis en lumière. J’en retiens quelques-uns :

- A partir des résultats pour les pays où le signalement est obligatoire, il est noté une augmentation des signalements mais aussi une proportion majorée de signalements infondés ;

- Dans ces pays, les débats sur les effets de l’obligation restent vivaces même des années après la mise en place. Et la question du secret professionnel ne se pose pas de la même façon car elle n’apparaît pas dans la littérature consultée par les rapporteures : « Il faut sans doute y voir la conséquence d’une conception différente du secret professionnel, perçu davantage comme une protection de la vie privée que comme une règle d’ordre public, qu’il serait donc plus facile de transgresser dans l’intérêt de la protection du mineur. »

- L’affaiblissement du secret professionnel pour avoir une conséquence maintes fois rappelée et démontrée : « Si les personnes n’ont plus la certitude que la confidentialité est respectée, elles risquent de ne plus se confier. (…) Une obligation de signalement pourrait amener dans certains cas les familles maltraitantes à ne plus emmener leur enfant chez le médecin, par crainte de faire l’objet d’un signalement aux autorités. »

- Le rapport cite une «  étude américaine réalisée en 1995 sur des patients suivis pour des troubles mentaux, (pour lesquels) le fait d’effectuer un signalement entraîne une interruption des traitements dans environ 25 % des cas. ».   Une autre étude menée au Luxembourg montre au contraire que, plus la garantie de confidentialité est respectée, plus le suivi des soins est lui aussi respecté. (3)

- « Affaiblir le secret professionnel au nom de la protection des personnes vulnérables n’est donc pas une stratégie sans risques. Il semble que, dans certains cas, le secret garanti à la victime lui permet plus facilement de consulter un professionnel et de révéler des faits de violence. Ces étapes sont nécessaires pour assurer une détection efficace des violences et accompagner les victimes »

Enfin, un chapitre du rapport mérite d’être cité intégralement :

« 2. Une mesure contre-productive pour la protection de l’enfance

Le passage à une obligation de signalement, dérogatoire aux règles du secret professionnel, pourrait modifier l’appréhension de la relation entre le mineur et le professionnel, en particulier le médecin, fondée sur la confiance et la protection de la vie privée. Un signalement obligatoire des suspicions de maltraitance, qui deviendrait systématique, pourrait ainsi nuire à la santé et à la protection de la victime car il présente plusieurs types de risques.

Le premier d’entre eux serait de précipiter et de systématiser le signalement, ce qui nuirait à la qualité de l’information transmise aux autorités. Cette systématisation serait tout à fait contraire à la logique du signalement de la maltraitance, qui s’inscrit dans un processus de détection et d’évaluation de la situation de l’enfant.

Plusieurs associations de médecins spécialistes ont précisé que le processus de signalement devait être appréhendé comme un diagnostic médical, dans le prolongement d’un acte thérapeutique, nécessitant parfois de recueillir l’avis d’autres professionnels et d’effectuer des examens complémentaires. Un médecin généraliste de ville aura parfois besoin de recueillir l’avis du médecin référent en protection de l’enfance ou de contacter un pédiatre exerçant en milieu hospitalier pour confirmer ses suspicions et étayer son signalement. Il est aussi fréquent, selon les représentants des médecins auditionnés, que le médecin de ville qui suspecte que l’enfant est victime de violences intrafamiliales demande à ce que des examens complémentaires de l’enfant soient réalisés à l’hôpital, sans faire part à la famille de ses suspicions. Ces examens peuvent alors être l’occasion de confirmer ces suspicions, grâce à des équipes médicales mieux formées à la détection de la maltraitance, et permettre un traitement plus efficace de la situation par les autorités administratives ou judiciaires.

Ce processus est fréquent s’agissant de la maltraitance psychologique ou en cas de violences physiques ou sexuelles non visibles. Ainsi, lorsque la suspicion de maltraitance se fonde sur des signes psychiques, et non physiques, des examens complémentaires peuvent permettre d’objectiver le diagnostic du professionnel, comme l’ont indiqué les représentants de l’association des psychiatres de secteur infanto-juvénile.

Par ailleurs, selon les représentants des médecins de PMI, il peut être envisagé dans certaines situations, notamment chez les adolescents victimes, à condition de bien évaluer le risque et les possibilités de protection, de différer le signalement afin que l’alliance construite avec le médecin permette à la victime d’assumer cette révélation et de ne pas se rétracter par la suite.

Le cadre actuel, qui autorise la préservation du secret professionnel dans certains cas complexes, parfois jusqu’à pouvoir lever des doutes sur une situation, permet ainsi aux professionnels d’agir de la façon la plus adaptée à la santé et à la sécurité du mineur.

L’instauration d’une obligation de signalement risquerait d’accroitre leur nombre car les professionnels pourraient être incités à effectuer des signalements systématiques pour se protéger d’éventuelles poursuites. Cette augmentation du nombre de signalements s’effectuerait alors au détriment de leur qualité, et diluerait ainsi les cas les plus graves dans un ensemble de cas à traiter par les autorités compétentes. Or, selon le syndicat national des médecins de PMI, une part non négligeable des informations préoccupantes reçues par les CRIP sont déjà classées sans suite, pouvant aller jusqu’à 30 % dans certains départements, même lorsqu’elles proviennent de professionnels.

L’option de conscience, qui autorise la préservation du secret, est adaptée à la complexité des situations qui font naître, à chaque fois, un « cas de conscience » pour le professionnel. Or, l’obligation de signalement ne fera pas disparaitre le doute, le dilemme éthique qui se posera à lui lorsqu’il devra effectuer un signalement. Une telle obligation ne ferait qu’avancer dans le temps le questionnement chez le professionnel. S’il ne se posera plus la question de l’opportunité de signaler ou non, demeurera la question des suspicions de maltraitance. Or, c’est cette question qui est primordiale pour la protection du mineur car selon les professionnels auditionnés, les professionnels ne refusent jamais de procéder à un signalement dès lors qu’ils suspectent des actes de violence.

Au total, l’obligation de signalement pourrait déresponsabiliser le professionnel astreint au secret, alors qu’il est nécessaire de lui faire confiance pour agir avec discernement selon les situations, souvent complexes. »

Le constat est limpide : on parie dans ce rapport sur la responsabilité, l'évaluation et les capacités des professionnels, qu'il convient de reconnaître et de soutenir.

Les auteures en concluent donc à la nécessité de maintenir le cadre actuel au niveau législatif, qui « ne constitue pas un obstacle au signalement ». Important que ces sénatrices redisent cette évidence. En effet :

- Le secret professionnel est souvent accusé de tous les maux et il y a toujours un « esprit brillant » pour proposer de l’alléger.

- Cela permet un succès d’audience, est facilement adopté par l’opinion publique tant cela est « intuitif ».

Mais la protection des enfants nécessite de parfois prendre des mesures contre-intuitives, et pourtant plus efficaces pour atteindre le résultat.

Le rapport préconise une augmentation de la culture des professionnels par une meilleure formation sur les différents types de signalements et le repérage des situations de maltraitance; la consultation de référents dans les situations de doutes, favoriser les échanges multi-disciplinaires, et mener des travaux de recherches sur le sujet  du signalement et de ses effets.

Autant de conclusions et propositions pertinentes et bienvenues alors que depuis plusieurs années, chaque texte sur le secret professionnel se dirigeait vers un même horizon : l’affaiblissement du secret professionnel, même contre l’intérêt réel des adultes et des mineurs.

Laurent Puech

 

Notes :

(1) Rapport des Sénatrices Maryse CARRÈRE, Catherine DEROCHE, Marie MERCIER et Michelle MEUNIER.

(2) la commission des affaires sociales et de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d’administration générale

(3) Notons que ce phénomène de rupture de contact post-IP ou signalement est aussi fréquemment rapporté par des professionnels en France.