La législation du secret professionnel ne s'applique pas aux femmes victimes dans leur couple ?

Le Grenelle des violences conjugales aura été l'occasion de nombreuses séquences de travail... et de "surprises" parfois.

Lors d'une réunion concernant les violences faîtes aux femmes à laquelle j'assistais, une procureur de la République explique qu'avec l'aval tacite des procureurs, des médecins signalent les situations de femmes victimes de violence dans leur couple. Jusque-là, tout va bien. L'article 226-14 2° du code pénal prévoit que l'article 226-13 du code pénal ne s'applique pas "Au médecin ou à tout autre professionnel de santé qui, avec l'accord de la victime, porte à la connaissance du procureur de la République (...) les sévices ou privations qu'il a constatés, sur le plan physique ou psychique, dans l'exercice de sa profession et qui lui permettent de présumer que des violences physiques, sexuelles ou psychiques de toute nature ont été commises." Le médecin peut donc tout à fait signaler au Procureur de la République de tels faits, sous la condition imposée par le législateur que la victime a donné son accord à ce signalement.

C'est là que la question se complique. Car des fois, quelquefois, souvent même, la victime ne veut pas un tel signalement. Parfois même, le médecin, parce qu'il ou elle est mal à l'aise avec cette question, n'en a pas parlé à sa patiente. Et il ou elle ne sait donc pas la position de celle-ci concernant l'opportunité ou pas d'un signalement à l'autorité judiciaire. Ne le sachant pas, il ou elle ne peut prétendre avoir obtenu l'accord de la victime.

Signaler au Procureur équivaut à lever le secret de ce qui a été appris par le médecin dans le cadre de la relation avec la patiente. Il faut donc qu'existe une exception légale autorisant ou obligeant à cette circulation d'information du médecin vers le Procureur. Hormis le cas où la personne en est d'accord, où encore celui où existe un péril (et pas seulement un danger), le médecin n'a pas le droit de signaler au Procureur. Les personnes qui acceptent ce signalement ou les situations de péril sont les cas les plus rares. La majorité des situations est faîte de ces cas où il y a du danger, avec un niveau de risque faible à moyen. Avec ces personnes, le médecin peut travailler de multiples manières : par exemple l'orienter vers des partenaires pour des soins, du soutien, de l'accompagnement social, l'informer qu'elle peut déposer plainte ou même une simple main-courante, lui demander si elle a des personnes dans son entourage qui peuvent la soutenir selon l’évolution de sa situation, etc. Bref, une quantité de choses sont possibles, mais pas le signalement aux autorités judiciaires. S'il le fait, la personne peut ne plus donner "signe de vie", c'est à dire ne plus aller vers un médecin et se confier ou choisir un autre médecin pour que sa situation ne soit pas signalée... mais qu'elle soit aidée. Car elle recherche probablement plus de l'aide qu'un signalement à son insu et certainement pas de son plein gré.

Le faux-dilemme pour faire sauter le secret professionnel 

Pourtant, la société chuchote à l'oreille du médecin "signale là"... Les Procureurs lui répètent "mieux vaut signaler qu'avoir un drame donc vous serez responsable", exemple type du faux dilemme qui piège le professionnel... Et du chapeau magique surgit l'astuce, appellation noble pour une pratique qui ne l'est pas. En poursuivant le 2° du 226-14 du code pénal, la "lumière" apparaît : "Lorsque la victime est un mineur ou une personne qui n'est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son incapacité physique ou psychique, son accord n'est pas nécessaire".

Voilà, la solution est trouvée. Il suffit de déclarer (et pas d'évaluer) que la victime n'est pas en mesure de se protéger en raison de son incapacité physique ou psychique, et son accord n'est plus une condition nécessaire au signalement. Le médecin peut alors signaler sans risque d'être accusé de ce qu'il ou elle fait pourtant : une violation du secret professionnel. Le professionnel qui est un adepte du signalement-parapluie (qui protège le signalant d'abord et parfois exclusivement) trouve là une solution à son problème. Le sien seulement. Pour la victime, ce n'est pas sûr. De plus, le 226-14 est bien fait. Il se conclue en offrant l'immunité au signaleur : "Le signalement aux autorités compétentes effectué dans les conditions prévues au présent article ne peut engager la responsabilité civile, pénale ou disciplinaire de son auteur, sauf s'il est établi qu'il n'a pas agi de bonne foi." Comment prouver que le médecin n'a pas agi de bonne foi ? Il aura a minima fait des constats objectifs (présence d'hématomes, d'abrasions, blessures, etc.) et/ou recueilli des confidences de la part de la victime. Le ou la médecin ne fera en effet une telle démarche de signalement que s'il est inquiet pour la victime et qu'il craint pour elle et/ou lui.

Décrétée incapable, traitée comme une mineure, la victime devient un objet

On mesure combien les notions telles que "ne pas être en mesure de se protéger" sont malléables. Et combien elles constituent une simplification de la situation et une réduction de la personne. Celle-ci vient rencontrer un professionnel de santé, c'est un signe objectif d'une capacité à se protéger. Partielle ou insuffisante peut-être, mais bel et bien une capacité. Dans ce huis-clos garantie par le secret professionnel, elle prend le risque de parler de ce qui se produit dans le huis-clos conjugal. Encore une capacité à prendre des risques, à chercher des solutions. Elle vit au quotidien dans un climat de tension fait d'incertitudes et d'insécurité, elle tient et parvient à organiser sa vie, des espaces qui ne sont pas atteints par l'autre ou qu'elle protège de l'autre, encore des capacité multiples ! A travers mille petites et grandes choses, elle montre sa dignité, c'est à dire sa valeur, dans un contexte où l'autre tente de l'atteindre : encore une série de capacités concrètes objectivables. Elle veut maîtriser sa vie, faire ses choix, ce qui lui est parfois interdit par l'autre.

Voilà une volonté que le professionnel de santé n'a pas le droit de mettre à mal. Pour cela, il faut qu'il ait identifié les capacités de la personne et patiente, entendu son souhait, respecté sa volonté de gérer sa vie. Si on balaye cela d'un revers de main, quand bien même cette main se veut bienveillante, et que l'on signale sans l'accord explicite de la personne, on produit trois choses :

- le "pas en mesure de se protéger" devient une déclaration unilatérale d'incapacité d'une personne pleine de capacités,

- on la traite de la même façon qu'un mineur, lequel est légitimement considéré comme étant vulnérable et dont l'avis et l'accord ne sont pas nécessaires pour agir en protection. 

- et on la considère en objet, cette chose inerte et sans pensée.

Alors, certes, les médecins voient énormément de victimes et ne savent pas quoi faire. Il y a bien là un chantier important pour les aider à agir dans ces situations compliquées pour la patiente comme pour le professionnel. Mais ce n'est pas en les incitant à détourner la loi et à se couvrir que l'on réglera la situation de la personne victime. Le législateur a prévu des possibilités de parler en cas de situations de péril. Il a autorisé à saisir la justice dans des cas particulièrement graves. Le risque est grand d'étendre à de trop nombreuses situations la réponse du signalement. Il signerait la mise à mal des victimes, sans le plus souvent apporter en compensation de garantie d'amélioration de leur protection.

Le droit est bien fait et autorise le professionnel à agir pour les personnes victimes de violence dans leur couple, pas contre celles qui sont capables de décider ce qu'elle veulent, quand bien même cela nous inquiète. Les femmes victimes de violences dans leur couple, comme toutes les victimes, doivent être aussi protégées des déviances des bienveillants qui voudraient leur imposer leur loi plutot qu'appliquer la loi.

Laurent Puech

 

Pour aller plus loin : Le cadre légal du secret professionnel n'a pas pour fonction de protéger les professionnels, par Antoine GUILLET.