Le cadre légal du secret professionnel n'a pas pour fonction de protéger les professionnels

Le cadre légal du secret professionnel n’a pas pour fonction de protéger les professionnels mais les citoyens, ou la dangerosité d’une proposition de loi visant à « clarifier la procédure de signalement de situations de maltraitance par les professionnels de santé ».

Le 4 mars 2015, le Sénat a adopté en première lecture une proposition de loi « tendant à clarifier la procédure de signalement de situations de maltraitance par les professionnels de santé ».

Origine de ce projet de loi : protéger... les médecins

Colette GIUDICELLI, sénatrice (UMP) des Alpes-Maritimes, a déposé au mois de mai 2014 une proposition de loi visant à modifier l’article 226-14 du Code Pénal (1). Son motif est que cet article ne serait pas « suffisant pour protéger les victimes mineures et encourager les médecins à signaler les violences » (2). En effet, selon cette sénatrice, les médecins ne signaleraient pas suffisamment les situations de maltraitance sur mineur par crainte des poursuites que pourraient engager les parents et auraient donc besoin d’un cadre légal plus sécurisant leur permettant de signaler ces situations de danger sans engager leur responsabilité civile, pénale et disciplinaire.

Aussi, elle proposait de modifier l’alinéa 2° de l’article 226-14 du code pénal en ajoutant un caractère obligatoire au signalement des constatations de violences physiques, sexuelles ou psychologiques imposées à un mineur ou une personne fragile par les médecins. Elle y ajoute que le médecin n’a pas à recueillir l’accord de qui que ce soit et que le signalement ainsi transmis au Procureur ne peut engager la responsabilité civile pénale ou disciplinaire du praticien, à moins que sa mauvaise foi ne soit établie.

Cette proposition a donc été étudiée au Sénat, amendée 3 fois puis validée en première lecture le 4 mars 2015. Regardons maintenant ce que le Sénat a modifié et validé.

Décryptage de la proposition de loi votée par le Sénat (3)

1) L’extension de l’alinéa 2° de l’article 226-14 du code pénal à tous les membres d’une profession médicale et aux auxiliaires médicaux.

La proposition de loi remplace le mot « médecin » par « membre d’une profession médicale ou auxiliaire médical ». Cela signifie que tous les professionnels médicaux au sens large, soumis au secret professionnel, sont autorisés à transmettre des constats de sévices ou privations au Procureur de la République (médecins, chirurgien-dentiste, sage-femme, pharmacien, infirmier, aide-soignant, auxiliaire de puériculture, anesthésiste, infirmier en puériculture, psychomotricien, ergothérapeute, kinésithérapeute, etc.). Or, nous pouvons raisonnablement penser que, dans une équipe médicale, le diagnostic et la responsabilité de la décision de signaler au Procureur appartient au médecin.

L’idée derrière cette proposition est d’englober tous les professionnels du soin qu’ils exercent dans un établissement de soin ou en libéral et de les « protéger » par la loi en cas de signalement au Procureur de la République. Nous pouvons craindre la tendance à une systématisation du signalement dès lors que le professionnel a connaissance de tels faits. Or, le signalement est une manière d’agir parmi d’autres qui doit relever d’une évaluation précise de la situation et qui engage la responsabilité du professionnel qui transmet. L’idée sous-jacente -« dans le doute, je signale car on ne sait jamais »- est très dangereuse et nous développerons cela plus loin.

2) L’inscription de la possibilité de la transmission du signalement à la Cellule de recueil, de traitement et d’évaluation des informations préoccupantes (CRIP)

La proposition de loi abandonne l’obligation de signalement mais ajoute la possibilité, à l’alinéa 2°, de transmettre au Procurer ou à la CRIP en ce qui concerne les mineurs en danger ou qui risquent de l’être. Cette disposition se base sur l’existence de certaines réticences des médecins à signaler des éléments révélant de potentiels actes de maltraitance au Procureur de la République particulièrement lorsque le danger n’est pas avéré mais relève de l’interprétation du professionnel et de ses inquiétudes.

Ainsi, l’idée sous-jacente est encore une fois « dans le doute, le professionnel est encouragé à transmettre aux autorités judiciaires ou administratives ». Mais pourquoi inscrire cette possibilité de transmettre à la CRIP du département alors que cette possibilité de transmission d’informations préoccupantes est déjà prévue par l’article L226-2-1 du Code de l’action sociale et des familles (4) ? En effet, nous pouvons considérer que les professionnels de santé concernés par cette proposition de loi font partie des professionnels « concourant à la politique de protection de l’enfance ». Ils peuvent donc, par dérogation à l’article 226-13 du Code Pénal, transmettre à la CRIP les informations préoccupantes concernant un mineur en danger ou risquant de l’être.

Nous pouvons nous interroger sur l’utilité d’une telle modification de l’article 226-14 d’autant plus que le deuxième alinéa ne concerne pas spécifiquement les mineurs mais plutôt le signalement des constats de sévices et privations contre toute personne et avec son accord, sauf si celle-ci est mineure ou vulnérable sur le plan physique ou psychique. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’à l’alinéa 1°, qui vise plus particulièrement les mineurs et majeurs vulnérables, il est fait mention d’un signalement « aux autorités judiciaires, médicales ou administratives » et non pas uniquement au Procureur de la République.

Cette proposition apparaît donc non seulement inutile au vu des dispositions légales existantes en matière de signalement et de transmission d’information préoccupante mais aussi en inadéquation avec l’esprit et l’objectif des dispositions de l’alinéa 2° de l’article 226-14 du code pénal.

3) Les signalements effectués dans les conditions prévues par l’article 226-14 du code pénal ne peuvent pas engager la responsabilité civile, pénale ou disciplinaire du professionnel

Enfin, la dernière disposition, et à mon sens la plus importante, consiste à dégager le professionnel qui signale dans les conditions de l’article 226-14 de toute responsabilité pénale, civile ou disciplinaire sauf s’il a n’a pas agi de bonne foi.

Ainsi, dans un cadre de protection de l’enfance, la « charge de la preuve » n’incombe plus au professionnel mais aux responsables légaux du mineur. En effet, le professionnel peut signaler des éléments qu’il considère comme relevant d’un danger potentiel pour le mineur sans avoir à engager sa responsabilité quant aux informations qu’il transmet. Par contre, les responsables légaux du mineur devront, s’ils estiment ce signalement abusif, démontrer que le professionnel n’a pas agi avec bonne foi. Sachant qu’il est extrêmement difficile de démontrer la mauvaise foi d’un professionnel qui a transmis des éléments à une autorité judiciaire ou administrative parce qu’il était inquiet pour un mineur. Dans ce système, ce n’est donc plus au professionnel d’apporter des faits avérés mais aux personnes concernées. Cette disposition vient entériner, un peu plus encore, la logique de suspicion vis-à-vis des parents justifiant des pratiques de signalement par précaution.

Une philosophie dangereuse de la responsabilité des professionnels soumis au secret

Même si les aspects les plus dangereux de la proposition de loi initiale de la sénatrice Colette GIUDICELLI n’ont pas été retenus par le Sénat (obligation de signalement pour les médecins, pas de nécessité de recueillir l’accord de la personne), celle-ci conserve une vision de la protection de l’enfance et du secret professionnel très contestable.

Rappelons que le secret professionnel est d’ordre public et vise à ce que des professionnels considérés comme des confidents nécessaires soient astreints au silence. Ainsi, le secret professionnel n’appartient pas au professionnel qui y est soumis et ne vise pas à le protéger, tout comme la personne concernée ne peut pas dégager le professionnel de son obligation de se taire.

Or, la proposition de loi décryptée ci-dessus prend précisément le sens inverse de ces fondements en dégageant les professionnels de leur responsabilité lorsqu’ils font le choix de déroger au secret professionnel qui reste la règle et non l’exception. C’est pourtant bien cette responsabilité donnée par le législateur qui crédibilise leur fonction et qui reconnaît leur légitimité d’intervention auprès de certaines personnes. Donc, lorsqu’une disposition légale amenuise la responsabilité d’un professionnel vis-à-vis de son choix de lever le secret, elle atteint sa crédibilité vis-à-vis de la population.

Ce type de propositions est très révélateur des orientations politiques en matière de partage et de transmission d’informations à caractère secret. A ce sujet, je citerais Jean-Pierre ROSENCZVEIG et Pierre VERDIER : « Le législateur n’ose pas imposer des obligations de parler aux nouveaux fantassins de la République que sont les travailleurs sociaux envoyés au contact des populations les plus fragiles. Il risquerait de les griller définitivement et d’assécher la source des informations. En revanche, on multiplie les autorisations de parler quand ce ne sont pas des obligations d’informer avec des dispositions finalement présentées comme des incitations fortes à lever le secret. On fait dans la subtilité, dans la litote, dans le flou tout en instillant un état d’esprit incitant à la coordination et à la coopération des intervenants. » (5)

Pour conclure, il est essentiel de dire que les médecins et certains professionnels de santé comme les infirmiers de puériculture ou les infirmiers scolaires n’ont pas besoin d’être sécurisés légalement quant à la levée du secret professionnel mais plutôt professionnellement dans leur pratique.

C’est doublement dangereux d’affirmer que les médecins ne signalent pas assez les situations de danger par peur des poursuites. Tout d’abord, cela part du principe que le signalement est systématiquement la réponse adaptée face à un danger ou un risque de danger. Ensuite, ce raisonnement conduit à déresponsabiliser les praticiens face à l’obligation de se taire inhérente à leur fonction.

Face à cela, il est indispensable de sensibiliser les professionnels sur leur responsabilité qui est la condition sinequanone du choix et de la marge de manœuvre dans leur pratique. Comment intervenir face à une situation complexe ? Comment accompagner des parents en difficulté pour faire baisser le niveau de danger ? A quel moment décider de signaler la situation d’un mineur ? Dans quel objectif ?

Ainsi, nous pouvons apprendre à utiliser les marges de manœuvre possibles grâce au secret professionnel pour sécuriser l’espace entre le professionnel et la personne ou la famille. Le signalement n’est pas toujours la solution, il est également porteur d’un danger qu’il convient d’évaluer. Tout est donc affaire d’évaluation et de positionnement professionnel. Cela ne s’inscrit pas dans la loi mais s’apprend.

Le danger serait très grand à produire un cadre légal et politique déresponsabilisant les professionnels au contact avec la population au nom d’une bienveillance sécuritaire fondée sur le mythe du risque zéro.

Antoine GUILLET

 

Notes :

(1) "L'article 226-13 n'est pas applicable dans les cas où la loi impose ou autorise la révélation du secret. En outre, il n'est pas applicable : 1° A celui qui informe les autorités judiciaires, médicales ou administratives de privations ou de sévices, y compris lorsqu'il s'agit d'atteintes ou mutilations sexuelles, dont il a eu connaissance et qui ont été infligées à un mineur ou à une personne qui n'est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son incapacité physique ou psychique ; 2° Au médecin qui, avec l'accord de la victime, porte à la connaissance du procureur de la République les sévices ou privations qu'il a constatés, sur le plan physique ou psychique, dans l'exercice de sa profession et qui lui permettent de présumer que des violences physiques, sexuelles ou psychiques de toute nature ont été commises. Lorsque la victime est un mineur ou une personne qui n'est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son incapacité physique ou psychique, son accord n'est pas nécessaire ; 3° Aux professionnels de la santé ou de l'action sociale qui informent le préfet et, à Paris, le préfet de police du caractère dangereux pour elles-mêmes ou pour autrui des personnes qui les consultent et dont ils savent qu'elles détiennent une arme ou qu'elles ont manifesté leur intention d'en acquérir une. Le signalement aux autorités compétentes effectué dans les conditions prévues au présent article ne peut faire l'objet d'aucune sanction disciplinaire." Article 226-1 du code pénal.

(2) « Signalement des enfants en danger : une proposition de loi pour protéger les médecins », Localtis.info, 26 mai 2014

(3) Proposition de loi adoptée le 4 mars 2015 par le Sénat « tendant à clarifier la procédure de signalement de situations de maltraitance par les professionnels de santé », et transmise à l’Assemblée Nationale le 10 mars 2015 (n°2623)

(4) "Sans préjudice des dispositions du II de l'article L. 226-4, les personnes qui mettent en œuvre la politique de protection de l'enfance définie à l'article L. 112-3 ainsi que celles qui lui apportent leur concours transmettent sans délai au président du conseil général ou au responsable désigné par lui, conformément à l'article L. 226-3, toute information préoccupante sur un mineur en danger ou risquant de l'être, au sens de l'article 375 du code civil. Lorsque cette information est couverte par le secret professionnel, sa transmission est assurée dans le respect de l'article L. 226-2-2 du présent code. Cette transmission a pour but de permettre d'évaluer la situation du mineur et de déterminer les actions de protection et d'aide dont ce mineur et sa famille peuvent bénéficier. Sauf intérêt contraire de l'enfant, le père, la mère, toute autre personne exerçant l'autorité parentale ou le tuteur sont préalablement informés de cette transmission, selon des modalités adaptées." Article 226-2-1 du CASF.

(5) Jean-Pierre ROSENCZVEIG, Pierre VERDIER, « Le secret professionnel en travail social et médico-social », Dunod, Editions Jeunesse et Droit, 5e édition revue et augmentée, avril 2011, p.8