Entre secret et circulation des informations, quel rôle et quelle intervention pour les professionnels en contexte de violence conjugale faîte aux femmes ?

Texte support à une intervention le 28 novembre 2014, devant des professionnels du social, médico-social et de santé, à l'invitation du Conseil Général des Pyrénées-Orientales, lors de la Rencontre consacrée aux violences faîtes aux femme. 

Pour information : Secretpro.fr lance une rubrique sur le thème Violence conjugale, secret professionnel et partage d'informations

 

"Parler du secret professionnel et de la circulation d'information dans les situations de violence conjugale est plus que nécessaire. La question de l'information est un enjeu essentiel lorsque la violence se déroule dans un huis-clos et que la victime est « mise au secret » par celui qui veut la contrôler. « Mise au secret », cela veut dire qu'elle est enfermée, interdite de parole, voire coupée de son entourage. C'est une des conditions pour que la domination, le contrôle et l'emprise perdurent.

Nous, professionnels de différents champs d'intervention, recherchons les moyens de permettre que la parole de ces femmes circule à nouveau, qu'elles puissent dire pour que leur situation évolue, que le risque diminue, que le danger recule, voire que le péril cesse. Dans les réponses que propose la société afin de favoriser la sortie de la violence, une tendance forte se développe. C'est l'idée du partage et de la coordination pour mieux détecter puis aider. Il faut travailler ensemble, en partenariat, en réseau, prendre « un peu » de distance avec le secret professionnel qui « gênerait » les échanges multiples d’informations, se faire confiance mutuellement puisque nous sommes tous pour faire cesser la violence que subissent trop de femmes dans leur couple…

A la loi du silence imposée par l'auteur semble répondre une règle explicite ou implicite du partage entre professionnels et pour la victime. J'ai observé assez d'effets contre-productifs pour les victimes lorsqu'une telle règle s'impose pour prendre aujourd'hui de la distance avec cette vision.

C'est pourquoi je vais développer ici une thèse différente pour atteindre le même objectif : celui de la réduction du risque et du danger auxquels sont exposées ces femmes. Une thèse qui tente de toujours placer en responsabilité décisionnelle la personne, ici une femme victime de violence dans son couple. Cette responsabilité décisionnelle couvre ici tous les actes de l’intervention du professionnel, donc ce qu’il dit et à qui il le dit. Il s'agit de montrer comment le respect du secret professionnel permet la parole sans trahir celle qui la prononce d'une part, et renforce l'efficacité de nombre d'interventions d'autre part.

Je vais parler de quelques aspects du secret et du partage d’informations en centrant mon propos sur des éléments de connaissance sur cette rencontre et ce travail avec ces femmes vivant de la violence dans leur couple. Mes propos concernent plus spécifiquement des professionnels du social, du médico-social et de la santé. Je l’espère audible pour les autres professionnels ici présents.

Je précise d’où je parle : assistant social mis à disposition de la gendarmerie par un conseil général depuis 6 ans, je travaille essentiellement sur des situations de violences intra-familiale, principalement au sein des couples. Dans ce cadre, mais aussi en tant que formateur sur le thème du secret et de la violence conjugale, je suis en contact régulier avec de nombreux professionnels dans différentes institutions sociales ou médicales partout en France.

Et partout je constate que les situations de violence conjugale s’avèrent pour les professionnels plus que compliquées, elles sont complexes, difficiles voire impossibles à appréhender, avec de multiples éléments qui nous échappent… même quand nous pensons les avoir cernées. Une demande de départ du domicile suivie d’un retour sous le même toit quelques temps plus tard, car le départ n’équivaut pas à la séparation…Un dépôt de plainte conduisant l’auteur en prison, la victime au parloir et voilà le sentiment amoureux qui semble renaître de cette séparation imposée par la justice… Un départ pour se mettre à l’abri des violences subies se traduisant par l’augmentation extrême de cette violence... Nous connaissons tous ces situations qui nous éprouvent.

Il est fréquent que, chaque professionnel se retrouve démuni, désemparé, agacé devant ces situations dans lesquelles semblent se confronter facteurs de danger et sentiment d’impuissance. Comment agir, comment prendre en compte la parole des femmes que nous rencontrons et que faire de ce que nous savons, lorsque l’on est soumis au secret ? Le secret et le partage sont autant d’actes résultant d’un questionnement éthique, cette recherche qui vise à bien agir en tenant compte des contraintes propres à la situation. Nous devons sans cesse inventer nos réponses, forcément singulières et adaptées à la situation à laquelle nous sommes confrontés. D’où le besoin de croiser et confronter nos réflexions.

Je vous propose de développer quelques réflexions sur le secret et le partage d’informations en trois étapes. La première consistera à revenir au premier lieu du secret professionnel, son véritable territoire : celui de la rencontre et de la relation entre le professionnel et la personne, cette personne qui est le sujet de notre attention et la source principale des informations que nous recevons. La deuxième étape m’amènera à venir interroger le lieu où va se jouer une bonne part de la question d’un possible partage ou pas de certaines des informations connues par le professionnel, c’est à dire nos connaissances et représentations qui co-produisent les actions que nous choisissons de faire. Nous passerons ensuite à la question des possibilités de partage d'informations dans des espaces et par des moyens qui renforcent notre efficacité sans atteindre la personne dans son intérêt.

Je viens à mon premier point, celui de la rencontre entre la personne et le professionnel.

1 ENTRE LA FEMME VICTIME DE VIOLENCE ET LE PROFESSIONNEL : LE TERRITOIRE DU SECRET PROFESSIONNEL

Rencontrer un professionnel de l’aide ou du soin peut nous sembler un acte simple. Sur le papier, je viendrai avec confiance voir mon médecin ou mon assistante sociale. L’un va m’apporter un diagnostic, un soin et un conseil pour améliorer ma situation… L’autre va m’apporter une écoute et une aide afin de résoudre le problème que j’ai. Comment une femme victime de violence dans son couple pourrait-elle se méfier d’un professionnel de l’aide ? Pourquoi se méfier puisqu’il est soumis au secret professionnel et que je peux théoriquement avoir confiance en lui avant même de le connaître ? Nous savons que la possibilité de parler pour une femme vivant dans la terreur est un enjeu majeur et que sa difficulté à parler de ce qu’elle subit dans son domicile peut être grande. Nous savons d’ailleurs que beaucoup n’y parviennent pas. Ce n’est pas un hasard. 

Pour une femme victime de violence au sein du couple, il existe une zone de danger dans la fréquentation de professionnels de l’aide. Parler de ce qui se passe au domicile, dans un huis-clos à deux, peut contribuer à élever le risque de violence auquel est exposée celle qui se confie. Venir mettre un tiers dans la confidence est la transgression parfois d’un interdit absolu, surtout si l’information circule au-delà du professionnel devenu confident. Je rappelle une évidence : lorsqu’elle se confie à un professionnel, la personne ne se confie pas à plusieurs professionnels ni à un réseau. La question de la maîtrise par la personne des suites est donc essentielle.

Si la parole est donnée à l’un de nous avec le souhait par la personne qu’elle circule vers un ou plusieurs autres acteurs, nous devons en avoir l’assurance. Par contre, si elle est donnée seulement pour servir à réfléchir à deux, la personne et le professionnel, alors nous devons très tôt dans l’entretien dire à quel point l’on peut nous faire confiance pour respecter ou pas cette attente qui est la condition de la révélation.

EVITER QUE LE PARTAGE SOIT UN ABUS DE CONFIANCE

Inviter une femme victime de la violence de son compagnon à nous faire confiance et nous parler, ce qui est le fondement du secret professionnel, cela ne peut se faire qu’en nous refusant à commettre un abus de confiance. Le terme est fort, et il n’a ici aucune dimension pénale. Mais il dit clairement les choses : l’abus de confiance, c’est ici utiliser la parole recueillie à d’autres fins que ce pour quoi elle a été donnée et qui a été convenu avec la personne.

Je prends un exemple : Elle veut parler de ce qu’elle vit à son médecin ou son assistante sociale, sans que son mari soit au courant, et ne souhaite pas déposer plainte car elle ne veut pas qu’il sache, pas que « ça aille trop loin » ? Si, dans un tel contexte, la révélation du professionnel à un tiers provoque l’audition de Monsieur par la gendarmerie quelques semaines plus tard, il y aura eu abus de confiance. L’information a été utilisée à des fins contraires à ce pour quoi elle a été recueillie et de l’engagement pris, avec un préjudice potentiel ou concret.

LE PARTAGE D’INFORMATION NE PEUT RESULTER DE LA SOMME DE NOS PEURS

Une autre zone de danger apparaît aussi dans nôtre perception du récit des événements que nous entendons. Nous pouvons être gênés, touchés, sidérés par ce qui est dit : « il m'a menacé avec son couteau », «quand il boit, j'ai l'impression qu'il n'a plus de limites »… Chacune de ces phrases vient bousculer notre imagination. Nous pouvons avoir une image de la scène ainsi décrite, de la peur que nous pensons que cette femme a pu ressentir… Cela peut déclencher un effet domino : le professionnel peut renvoyer sa propre inquiétude à cette femme, l'inviter à quitter le domicile ou à déposer plainte, voire si elle ne fait rien alerter les gendarmes en disant craindre pour la vie de cette personne. Ce qui est probable, c'est que nous nous autoriserons à faire circuler des informations plus facilement devant ce type de récit, où des éléments objectifs de danger sont présents dans le discours.

Là encore, la question de la maîtrise des suites qu'aura la révélation est posée. Notre inquiétude, légitime, ne va-t-elle pas justifier rapidement des actions construites sur le tempo de nos peurs en oubliant la prise en compte de ce qu'attend la personne ? Ne sommes-nous pas happés trop souvent par ces faits décrits, au risque d'avoir manqué de prendre le temps de préciser, d'analyser, de penser ? La probabilité augmente de passer à côté d'éléments permettant d'évaluer au mieux le risque de danger. « Il m'a menacé avec son couteau » n'a pas la même force si c'était hier soir ou il y a 5 ans et qu'il n'a jamais recommencé depuis. «Quand il boit, j'ai l'impression qu'il n'a plus de limites »… est-ce une impression ou a-t-il montré qu'il pouvait ne pas avoir de limite ? Notre perception de la situation ne peut pas être la somme des éléments inquiétants dans le récit.

Pour agir juste, nous avons besoin de recueillir des données en allant les questionner. Ce n'est pas faire injure à la personne que d'oser demander des précisions, d'aller au-delà de sa description et de son émotion. C'est contribuer à construire un plan d'aide qui soit le plus adapté à ce qu'elle vit réellement, pas seulement ce que nous croyons qu'elle vit. Si faire circuler des informations peut nous rassurer, cela n'a pourtant de sens professionnel que si cette circulation vise à sécuriser réellement la personne victime de violence, par la possible diffusion raisonnée d’informations pertinentes. Evitons le partage d'information-parapluie qui nous couvre, nous et seulement nous.

LA « PROTECTION DE L’ENFANCE » CONTRE L’INTERET DES ENFANTS ET DE LA MERE ?

Troisième exemple de cette zone de danger, celle des femmes avec des enfants qui viennent vers les services sociaux parler des violences qu'elles subissent de la part de leur compagnon. Si ces femmes demandent du soutien, ce sont souvent les mères qu’elles sont aussi qui sont en danger face aux services sociaux. Elles sont en danger parce qu'elles craignent que "la DDASS" retire leurs enfants. Alors, comment parler à ce service quand, de manière tout à fait concrète dans certains cas, il existe un risque que ce qu'une femme révèle pour être aidée se traduise par une mise en danger de la mère ? Comment sortir de la situation infernale où le père des enfants dit à sa femme que si elle part du domicile, il lui fera retirer la garde des enfants et où le service social dit que si elle ne part pas, il pourrait être nécessaire de protéger ses enfants ? Le fantôme de la DDASS revient dans sa tête… et des stratégies d’évitement ou de fuite sont souvent mises à l’œuvre par ces femmes… Ce qui inquiète d’autant plus le service social !

Nous devons être vigilants au risque réel de perdre la relation et au danger que cela renforcerait : tarir la source d'informations et éliminer ainsi un des moyens, parfois le seul, d'aider les adultes et les enfants. Lesquels vont probablement continuer à vivre dans un contexte fort inquiétant mais moins ou plus du tout visible. Dans ces situations avec enfants, prenons le temps de réfléchir à la pertinence de se taire ou de parler, des effets désirables mais aussi indésirables qu’auront nos choix...

SAVOIR GARDER UN SECRET PERMET DE TRAVAILLER AVEC LA PERSONNE VICTIME DE VIOLENCE CONJUGALE

Lorsqu’une femme victime nous parle, nous refusons d’être seulement « mis dans le secret » par elle, c’est-à-dire enfermés avec elle dans une forme de prison où nous n’aurions rien à dire ni à faire. Nous devons par contre accepter de garder un secret pour travailler avec celle qui nous le confie. C’est l’engagement qui est au cœur du secret professionnel : « Vous pouvez me dire en toute sécurité pour travailler ensemble à l'évolution de la situation ». Ainsi, nous faisons de la zone du secret, une zone de sécurité plutot que de danger.

Mais que faire face à toutes ces informations qui découlent de ce qui nous a été dit, de ce que nous avons observé, compris ou deviné ?

2 REPRESENTATIONS DE LA SITUATION DE VIOLENCE ET DES VICTIMES, SECRET ET PARTAGE D’INFORMATIONS

Faire circuler ou pas une information dépend aussi de nos représentations de la situation dans laquelle évolue une femme que nous recevons, mais aussi de la façon dont nous la voyons, elle, dans cette situation. Les enjeux de catégorisations sont essentiels. Ils vont avoir un impact sur notre décision de garder le secret et travailler avec la personne ou de partager une information pour agir de manière plus large sur la situation.

CONFLIT CONJUGAL OU VIOLENCE CONJUGALE ?

Pour ce qui concerne la situation vécue et décrite par une femme victime de passages à l’acte violents, nous pouvons être devant une difficulté majeure. Une description, si elle n’est pas affinée, peut rendre difficile la distinction entre conflit conjugal et violence conjugale. Dans ces deux situations, il peut exister de l’agressivité et des agressions, des coups, des mots qui blessent profondément, des souffrances immenses. Dans ces deux situations, il peut y avoir homicide. Ce n’est donc pas la gravité du passage à l’acte qui suffit à définir la situation. Rappelons que ce qui caractérise la violence conjugale, c’est l’existence d’un processus évolutif de domination de l’un sur l’autre, via des agressions psychiques, physiques ou sexuelles.

Je reviens à la question de la catégorie : en quoi est-elle importante pour ce qui concerne le secret et le partage d’informations ? Elle me paraît organiser le regard que nous allons avoir sur la personne que nous rencontrons. Si elle est dans une situation de conflit conjugal, notre inquiétude sera généralement moins grande. Il y a égalité dans le couple, responsabilité des deux acteurs, ce qui donne le sentiment que la négociation est possible, que la femme comme l’homme ont des capacités, des marges de manœuvre et que ce conflit pourra être géré et dépassé. Un soutien peut être nécessaire : médiation conjugale, thérapie familiale, etc. Nous conseillons et orientons mais nous faisons rarement à la place de la personne. Normal, nous la voyons comme capable de démarches. Dans la plupart des cas, pas besoin ici de partager. Nous reconnaissons à cette femme la capacité de porter sa propre histoire.

Mais lorsque nous comprenons la situation comme relevant d’une situation de violence conjugale, notre regard est différent. D’abord, nous allons avoir en tête le cycle de la violence, qui, dans une lecture rapide peut sembler conduire à une aggravation continue et inéluctable de la situation. Si nous pensons que le drame est la suite d’un processus qu’il nous semble voir à l’œuvre, alors nous allons logiquement penser que nous sommes là dans une situation de péril plus ou moins proche pour la victime. Si nous pensons être devant une situation de péril, il s'agit de provoquer un secours et nous aurons légitimement tendance à partager des informations pour sauver la personne, peut-être même malgré elle, pour ce que nous pensons être son bien.

Confondre conflit et violence conjugale peut conduire à des actions rapides, potentiellement contre-productives et donc inefficaces.

Cependant, même dans les situations de violence conjugale, l'immense majorité ne va pas inéluctablement vers l'accroissement de la violence jusqu'au décès de la femme qui en est victime. La violence peut être là, sans jamais tuer, mais contrôlant et détruisant plus ou moins doucement. Ce sont des situations de ce type, les plus nombreuses, qui sont les plus difficiles à identifier. Lorsque nous pensons par la situation extrême, nous repérons moins bien la situation plus subtile que nous croisons pourtant plus souvent... Penser par la situation dramatique est un facteur qui peut nous aveugler sur des situations pourtant fort inquiétantes.

UNE VICTIME EST UNE FEMME AVEC DES CAPACITES, PAS UNE MINEURE

Nous devons aussi interroger notre représentation de la victime. Si nous pensons qu'une femme victime de violence conjugale est dans une telle situation de fragilité qu'elle en a perdu toutes ses capacités, nous sommes proches d'une vision de la femme comme étant vulnérable. Il nous faut être particulièrement attentif à cette question de la vulnérabilité. Classer un adulte dans cette catégorie, c'est le ramener dans un statut similaire à celui du mineur. Drôle de considération accordée à cette adulte, discours paradoxal lorsqu'il est émis par un défenseur de l'égalité Femme-Homme. La voir comme cela peut nous amener à nous sentir légitime en tant que professionnel à prendre des décisions pour son bien, à nous substituer à elle, donc à faire circuler de l'information vers un ou plusieurs tiers.… même si c'est contre son avis, son accord, son intérêt telle qu'elle le conçoit. On mesure ici l'importance de notre compréhension de la situation que vit la personne, de ne pas se tromper dans notre analyse.

La pertinence du travail dans le secret ou du partage de l'information, notre inquiétude, tout cela se joue pour une bonne part dans ces temps-là.

3 COMMENT ET QUELLES INFORMATIONS LE PROFESSIONNEL SOUMIS AU SECRET PEUT-IL PARTAGER ?

Tout d'abord, avec l'accord éclairé de la personne. Eclairé veut dire qu'elle a conscience des effets possibles de la circulation de l'information vers tel ou tel acteur. Même si nous sommes dans un cas où la loi ne l'autorise pas, le partage ici illégal peut être légitime à la condition que la personne ne puisse le faire elle-même et qu'elle donne son accord. Dans ce cas exceptionnel, le fait que cela soit illégal n'est pas un problème pour moi. Nous pouvons parfois "déborder" le légal. J’insiste cependant sur la nécessité d’avoir un cadre légal exigeant, qui permette justement à la personne de pouvoir engager des poursuites à notre encontre si nous n'agissons pas dans le respect de sa parole, de son intérêt et de notre engagement. Cela maintient une tension pour nous, nous oblige à être responsables dans nos actes qui doivent convenir à l’intérêt de la personne.

PARTAGER AVEC D'AUTRES PROFESSIONNELS : LA QUESTION DES RESEAUX

Nous pouvons aussi partager des informations très détaillées avec des professionnels du monde associatif, médical, social et aussi des forces de l'ordre… à condition que ce soit sur une situation anonyme. Ce sont les pratiques qui nourrissent la réflexion de professionnels organisés en réseaux interprofessionnels. Ces espaces, s'ils sont correctement pensés et animés, peuvent constituer un lieu ressource essentiel pour chaque professionnel.

Dans un réseau, on peut réfléchir aux impasses dans lesquelles nous sommes dans une situation, trouver d'autres analyses et regards qui vont nous aider à penser notre intervention et nos pratiques, repérer d’autres pistes d’actions. En clair, ce que je porte comme situation et problème dans un réseau, ce sont les miens en tant que professionnel dans une intervention, confronté à une incapacité ou impuissance. J'ai besoin de pouvoir avoir le regard et l'analyse des autres pour mieux travailler pour aider la personne à régler son problème. Le nom de la personne dont je parle n'a aucun intérêt à être énoncé.

Si je porte dans cet espace le nom de la personne, elle doit avoir donné son accord en sachant clairement quels autres acteurs seront autour de la table et les conséquences qui peuvent découler de cette circulation d'informations

CONSIDERER UNE FEMME VICTIME DE VIOLENCE COMME SUJET CAPABLE, ENJEU ETHIQUE D’UNE INTERVENTION RESPECTUEUSE ET EFFICACE

Je vais conclure en insistant sur un enjeu éthique majeur pour des professionnels de l'aide : celui de permettre concrètement à une femme de se voir dans nos actes reconnue comme sujet, elle qui veut sortir d'une situation où elle est un objet. Concrètement signifie ici « pas seulement dans le discours que nous utilisons »…

Son compagnon lui interdit de porter sa parole comme elle le souhaite, vers qui elle souhaite, d'être porteuse de son histoire ? Notre engagement doit être que sa parole restera bien la sienne et qu'elle gardera la maîtrise des informations. Il n'y aura pas de partage d'informations la désignant tant qu'elle sera en capacité de le faire directement, avec qui elle souhaite. Si le partage est évalué comme utile, c'est elle qui déterminera s'il est nécessaire. Nous pouvons l'accompagner dans ce partage, mais elle reste pilote. Le principe d'autodétermination est un principe déontologique fort, qui reconnaît la personne dans sa dignité.

Son compagnon la diminue, la dénigre, l'humilie et la regarde comme incapable ? Nous entendons la fragilité dont elle parle et notre regard sera tourné vers ses capacités, nombreuses, qui sont présentes et se dérobent à son propre regard et à celui de son entourage. Elle doit compter sur nous pour ne pas l'incapaciter encore plus en nous centrant sur ses failles ou en faisant à sa place ce qu'elle sait ou saurait faire. Nous avons à travailler ensemble pour faire évoluer sa situation. Pour y parvenir, nous avons besoin des multiples capacités qu'elle a su mettre en œuvre pour vivre, survivre parfois, tenir, éviter telle situation, limiter tels dégâts… Il faut une sacré force et énergie pour tenir lorsque l'on vit dans un climat de terrorisme.

La question du lien entre le professionnel et la personne accueillie est centrale. Encore plus lorsque nous sommes l'unique interlocuteur à qui la violence est parlée. Dans ce cas, ne pas faire avec la personne victime, c'est prendre le risque de briser le seul fil qui permet de travailler sur ce qu'elle vit, l'amenant à retourner dans le repli. Donc de renforcer les dégâts possibles. Et lorsque la personne n'a plus aucun ressort, cas rare mais réel ? Alors, oui, dans ces rares cas, il faudra faire. Avec son accord. Car je ne connais personne qui rencontre un assistant social ou son médecin et qui ne puisse au moins dire ce qu'elle pense de ce que le professionnel lui propose de faire. Enfin, s'il y a péril au sens de la jurisprudence et seulement dans ce cas extrême et encore plus rare, nous avons à agir, même contre l'avis de la personne."

Laurent Puech