Le service social inter-entreprises : les pratiques de partage d’informations à l’épreuve de la prestation commerciale

J’ai déjà pu écrire sur ce site sur la question du partage d’informations nominatives dans le cadre du service social du travail, notamment autour des commissions sociales de CE ou des questions d’autorité et de pouvoir à comprendre et analyser afin de penser le partage ou la transmission d’une information.

Il m’a semblé également intéressant d’interroger l’impact du cadre complexe d’intervention des assistants sociaux du travail exerçant en inter-entreprises sur leurs pratiques de partage d’informations. Nous pourrions nous dire que les assistants sociaux du travail sont tous soumis au secret professionnel et que, quel que soit leur cadre d’exercice, cette obligation est la même. Ceci est juste mais je pense que le sujet est plus compliqué et que ces professionnels sont aux prises avec des enjeux multiples et que cette question du partage d’informations créé des tensions chez les AS concernés. Mon but est ici d’analyser ces tensions à partir de ma double expérience d’assistant social du travail au sein d’un service social inter-entreprises et de formateur sur la question du secret professionnel.

Une tension entre l’appartenance professionnelle et l’intervention en inter-entreprises

Pour rappel tout d’abord, les assistants sociaux du travail peuvent intervenir dans trois cadres différents : en tant que salarié de l’entreprise, en exerçant au sein d’un service social inter-entreprises (le plus souvent associatif) ou en libéral. Les professionnels qui exercent au sein des services sociaux inter-entreprises sont en très grande majorité assistants sociaux tout comme dans les autres cadres d’intervention. Cette profession est règlementée et porte une histoire importante dans la construction du travail social qui vient d’ailleurs percuter celle des surintendantes d’usine, ancêtres des conseillers du travail. Un code de déontologie sert de référence même au-delà de cette seule profession et affirme des règles professionnelles porteuses de valeurs humanistes et démocratiques. La confidentialité, le respect de la vie privée des personnes et leur association au processus d’intervention, leur rôle d’acteur de l’intervention sont autant de principes fondamentaux. Les assistants sociaux du travail s’inscrivent dans cette histoire et dans ce socle de valeurs qui revêt donc une dimension identitaire particulièrement prégnante lorsqu’il est question du secret professionnel que les assistants sociaux présentent parfois comme « leur » secret professionnel. 

Or, ces valeurs et ces règles professionnelles doivent s’imbriquer dans un cadre d’intervention qui mêle la réalité des organisations de travail modernes et une relation commerciale de prestation entre l’employeur de l’assistant social et l’entreprise cliente qui est son espace quotidien d’intervention. Les acteurs de l’entreprise peuvent donc s’inscrire à la fois dans un rapport client/prestataire, salarié/assistant social, partenaire/assistant social. Dans ce système complexe, le positionnement professionnel de l’assistant social mêle donc le souci d’intervenir de la manière la plus pertinente pour le salarié (en référence à ses valeurs professionnelles) tout en entretenant une forme de satisfaction des acteurs de l’entreprise vis-à-vis de lui et de son employeur. Le positionnement de l’AS va donc devoir prendre en compte la réalité professionnelle de ces acteurs et les enjeux qui sont les leurs. 

Dès lors qu’un acteur de l’entreprise (RH, médecin du travail interne, infirmière, représentants du personnel) demandera à l’assistant social d’intervenir auprès d’un salarié ou de le tenir au courant de l’état d’avancée de l’accompagnement d’un salarié, une tension va apparaître de manière très claire. J’ai pu le vivre en tant que professionnel et le percevoir lors de formations auprès d’assistants sociaux du travail. 

Je vais prendre un exemple : 

"Le référent RH oriente un salarié vers l’assistant social car ce salarié lui a déclaré être dans une situation personnelle difficile lors d’un entretien d’évaluation. Le salarié a évoqué des difficultés familiales et budgétaires consécutives à son divorce de l’an dernier. Le salarié vient donc  rapidement rencontrer l’assistant social et explique venir car le référent RH lui a demandé de le faire. Une semaine après, le référent RH vient voir l’assistant social et lui demande s’il a rencontré le salarié en question car cette situation l’inquiète et il craint que ce salarié « passe à l’acte suicidaire »".

Cet exemple pose plusieurs questions transposables dans bon nombre de situations en entreprise :

- Dois-je privilégier le respect de la vie privée du salarié ou l’inquiétude du référent RH ?

- Quelle place prendre dans la relation entre le salarié et son référent RH ?

- Dois-je m’en tenir au cadre légal du secret professionnel et expliquer au référent RH que je ne peux légalement pas le tenir informé tel qu’il le demande ? Quel est le risque « commercial » d’un tel positionnement ? N’est-ce pas l’occasion de démontrer ma compétence sur les questions de prévention des risques psycho-sociaux ?

- Comment se positionner quand la demande d’aide émane de l’entreprise cliente et non du salarié objet de l’aide éventuelle ? 

Toutes ces questions non exhaustives nous démontrent que des enjeux inhérents aux organisations de travail (management, évolution du rôle des ressources humaines, politiques RPS et RSE, …) et à la dimension commerciale sont à analyser et comprendre afin de développer une place stratégique. Car la relation entre l’assistant social et le salarié va bien se nouer au sein de cette organisation de travail. L’assistant social doit donc se positionner auprès du salarié dans une posture que nous savons développer en travail social mais aussi dans ses interactions avec les acteurs qui gravitent autour. Si les assistants sociaux n’apprennent pas nécessairement à se positionner dans de tels contextes en formation initiale, je pense que la pratique du travail social permet de développer des compétences transposables en service social du travail. Il suffit à mon sens de les repérer et de les cultiver afin de s’éloigner d’une posture de principe visant à brandir le secret professionnel pour se défendre. 

Les assistants sociaux du travail en quête de reconnaissance 

L’histoire du service social du travail et ses enjeux influencent également les pratiques de partage d’informations que je peux observer. L’histoire du service social du travail nous apprend que les surintendantes d’usine, aujourd’hui les conseillers du travail, ont perdu la place qui était la leur au profit des assistants sociaux et que dans le même temps leur fonction a évolué progressivement vers l’accompagnement individuel des salariés au détriment du collectif et de l’action sur l’organisation du travail. Cependant, à l’aune de la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) et de la prévention des risques, notamment RPS, les assistants sociaux du travail perçoivent un rôle à jouer leur permettant de faire valoir une expertise sur ces questions de risques au travail. 

Cet enjeu pour cette « branche » de la profession d’assistant de service social associée à un certain isolement de l’assistant social en entreprise créé un besoin et une attente de collaboration. Or, l’activité consistant principalement en l’accompagnement individuel des salariés, j’ai pu observer que l’assistant social avait tendance à utiliser cet espace pour démontrer sa capacité à travailler en lien, à intervenir sur des questions complexes et à connaître un certain nombre de dispositifs. 

Ceci est bien légitime mais nous pouvons dès lors nous interroger sur le bien-fondé d’un certain nombre de pratiques de partage d’informations. Où se situe l’intérêt du salarié dans l’information partagée ? Où se situe la limite entre stratégie visant à se positionner au sein de l’organisation de travail et la manipulation des salariés et des informations qu’ils confient à l’assistant social ? 

Le fait de détenir des informations et une expertise que les autres acteurs n’ont pas est une forme de pouvoir bien connue. Ces espaces de pouvoir peuvent être utiles à l’assistant social du travail. Toutefois, je pense qu’il ne faut jamais perdre de vue l’objectif premier de notre intervention sans quoi ce pouvoir ne pourrait plus s’appuyer sur aucune légitimité. 

Nous voyons donc que la question du secret professionnel et du partage d’informations au sein des organisations de travail est une question complexe pour les assistants sociaux. Peut-être encore plus qu’ailleurs, penser les bénéfices et les risques d’une transmission d’informations, identifier ce qui motive un tel acte, analyser les enjeux en présence sont autant de clefs pour une démarche éthique autour du secret professionnel. 

Antoine GUILLET

Photo de Chris Phutully sous creative common