Ordonnance de 45 et secret professionnel : complémentaires et convergents

[Texte intégral de l'article rédigé et remis en juillet 2018 et paru dans Les Cahiers Dynamiques, revue de la Protection Judiciaire de la Jeunesse en octobre 2019, pages 26 à 33. Trop tard peut-être, vu les évolutions souhaitées par le gouvernement et en cours de discussions] 

La question du secret professionnel est suffisamment complexe pour qu’il soit nécessaire fréquemment d’en identifier les repères légaux. Cette complexité découle en partie du cadre légal, pas toujours simple à décrypter et qui, de plus, évolue régulièrement. Elle provient aussi des paradoxes apparents qui jalonnent cette notion. Par exemple, ce secret qui consiste à taire une information concernant une personne, est aussi ce qui lui permet de… parler. Ou encore, nous nous plaisons à être soumis au secret professionnel mais garder des informations devient parfois insupportable voire impossible. Et ce secret qui protège la vie privée est aussi un moyen permettant son contrôle…

Je propose ici de redonner les bases du secret professionnel pour les professionnels de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) à la lumière de l’esprit de l’ordonnance de 45. Car il est une convergence évidente entre ce texte fondateur et la soumission au secret des professionnels qui le font vivre en pratique. Même si cette soumission explicite est récente, elle apparaît comme le complément nécessaire des grands principes de l’ordonnance de 45 encore présents dans sa version actuelle.

L’ordonnance de 45, un traitement à part du mineur et des informations

En lisant l’exposé des motifs du projet d’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante (1), plusieurs points connexes à l’idée de secret apparaissent immédiatement.

Tout d’abord, c’est l’élargissement du périmètre des informations qui vont être recherchées non seulement sur le mineur lui-même, mais aussi sur son entourage familial notamment. Ainsi, il s’agit de dépasser le « seul fait matériel reproché » pour connaître « sa véritable personnalité », l’enquête sociale « approfondie sur le compte du mineur, notamment sur la situation matérielle et morale de la famille », désormais obligatoire avant toute décision, devra être complétée d’un « examen médical et médico-psychologique ». C’est donc une recherche et un recueil systématique d’informations à caractère privé voire intime qui sont organisés par ce texte.

Ensuite, et simultanément, s’organise une protection des informations recueillies et des cloisonnements protecteurs afin d’éviter leur circulation hors du champ judiciaire. La « publicité restreinte » lors du jugement devant le tribunal. L’article 14 de l’ordonnance (2) précise les règles :

- le mineur lui-même n’assistera qu’à une partie de l’audience afin, comme le précise l’exposé des motifs « notamment, d’éviter aux parents la confusion qui pourrait résulter de l’exposé devant l’enfant de la situation familiale critiquée ». Il s’agit donc de ne pas exposer le mineur à des éléments de la situation des parents qu’il pourrait ignorer et de ne pas exposer les parents à la gêne de devoir exposer certains faits devant lui ;

- il est interdit, sous peine de sanction, de publier le compte-rendu des débats sous quelque forme que ce soit, ainsi que de produire tout portrait ou représentation du mineur. De même, le résultat du jugement pourra être publié mais le nom ne pourra pas être cité. Seule l’initiale sera autorisée.

Enfin, les décisions prises ne seront pas inscrites au casier judiciaire.

On mesure à quel point, dans sa version de 1945, ce texte est pensé pour à la fois mieux connaître l’enfant et mieux les protéger, lui et sa famille, des effets préjudiciables qui pourraient résulter de la diffusion incontrôlée des informations les concernant. Car l’objectif est explicite et jalonne l’exposé des motifs : prendre des mesures « dans l’intérêt de la protection efficace de l’enfant », une « préoccupation du relèvement de l’enfant », « lever toute entrave aux chances de relèvement ultérieur » pour ces mineurs qui « ne pourront faire l’objet que de mesures de protection, d’éducation ou de réforme ».

Il s’agit donc de protéger cet enfant et le traitement de sa situation doit intégrer cette protection en pensant et évitant de lui causer des dommages qui entraveraient son « relèvement ». C’est une éthique qui s’adapte parfaitement à l’idée du secret professionnel. La circulation des informations n’est pas un acte anodin. C’est un acte professionnel sensible qui peut créer des préjudices importants, abîmer des personnes, mineures ou majeures. D’où l’importance de mesurer ce que le secret professionnel implique.

Le secret, cadre relationnel sécurisé et exigeant

Privilégier l’éducatif au répressif, c’est choisir entre deux paradigmes de la relation. Le répressif a sa logique et ses exigences qui ne sont pas exactement les mêmes que celles de l’éducatif.

La prise en compte de sa situation et l’intervention auprès d’un mineur et de sa famille supposent de travailler avec des fragilités. La première est celle même de ce qui a amené l’ordonnance d’une mesure judiciaire. Le seul fait d’être en contact avec un éducateur de la PJJ est en soi une information qui génère des représentations qui modifient la perception du jeune, voire de son entourage. Une deuxième fragilité est celle de la relation qui peut s’établir entre les professionnels de la PJJ et le mineur ou sa famille. Parler à ce ou cette professionnel(le), c’est exposer une part de sa vie, donc prendre un risque. Établir un minimum de confiance pour avancer et atteindre des objectifs constitue un enjeu central.

En soumettant au secret professionnel (3) les personnels de la Protection judiciaire de la jeunesse ayant, pour l'exercice de leur mission, à connaître des informations relatives à la situation des mineurs pris en charge et de leur famille, le décret du 30 octobre 2013 a contribué à clarifier la situation des personnels au regard du secret (4) et, surtout, à renforcer un cadre relationnel par définition fragile.

En effet, l’obligation de se taire sur ce que l’on aura appris, compris, connu ou deviné (5) est le cœur du secret professionnel. Et cette obligation n’est pas qu’un engagement éthique ou déontologique. C’est une obligation imposée par la loi dont la violation constitue un délit passible d’un an de prison et 15 000 euros d’amende (6) .

En quoi cette obligation favorise-t-elle la confiance ? C’est en créant une forme de prévisibilité du comportement du professionnel et de l’institution. Pour faire confiance à une personne physique ou morale, il faut que cette personne soit un minimum prévisible. On ne peut faire confiance à quelqu’un dont on ne sait ce qu’il va faire des informations qui lui sont confiées. L’obligation légale crée cette prévisibilité : ce qui sera fait des informations confiées est prescrit par la loi.

Cette obligation est aussi une exigence envers le professionnel. Travaillant avec un public qui a produit des actes en infraction de la loi pénale, il est convoqué dans sa capacité à être lui-même en congruence entre son discours et ses actes.

De fait, si le secret peut être attractif dans son aspect d’affiliation à un groupe à part, avec une responsabilité particulière qui le distingue d’autres groupes, il est aussi pesant dans la responsabilité qu’il impose au professionnel. Exonéré des normes communes, il doit se plier à des normes spécifiques pour des actes on ne peut plus communs : gérer des informations. Ce qui est fait le plus souvent de façon spontanée, se taire ou parler, doit donc dans le cadre professionnel être réfléchi et pensé. Ceci au regard de plusieurs repères, dans l’objectif de ne pas causer de préjudice aux personnes concernées ou encore l’obligation de se situer dans le cadre de la loi.

Le secret professionnel, « faux-semblants » et idées reçues

Se situer au regard de la loi suppose de saisir la nuance entre plusieurs notions parfois confondues avec le secret professionnel et de clarifier certaines idées parfois fausses.

Le devoir de réserve, cette interdiction de se comporter en parole et en geste d’une façon qui pourrait atteindre à la considération de son institution par les usagers, ou l’obligation de discrétion, cette interdiction faite aux agents publics de révéler tous faits, informations ou documents relatifs à leur administration et à leurs missions, n’ont pas de rapport avec le secret professionnel. Ce dernier porte sur ce que l’on a vu compris, entendu ou deviné de la situation d’un usager. Et si la rupture de discrétion peut être autorisée par l’autorité hiérarchique, le partage d’une information à caractère secret ne peut l’être que par la loi, comme le rappelle la note du 10 février 2017 relative à la prise en charge éducative des mineurs radicalisés ou en danger de radicalisation violente (7). Enfin, la rupture de l’obligation de discrétion professionnelle est passible de sanctions administratives, tandis que la violation de secret professionnel est passible, en plus des sanctions administratives, d’une sanction pénale.

D’autres confusions existent autour du secret. Ainsi, le secret « médical » semble être un secret à part, plus secret que le secret professionnel. Il n’en est rien. Le secret médical est en fait référé au même article de loi (8), donc aux mêmes obligations et risques de sanction pénale pour les médecins et pour les personnels de la PJJ. Pour le législateur, une information à caractère social et une information à caractère médical sont potentiellement aussi sensibles et les professionnels qui les détiennent sont par conséquent soumis à une même exigence.

Enfin, contrairement à une idée très répandue elle-aussi (9), les fonctionnaires (les enseignants par exemple…) ne sont pas soumis au secret professionnel du seul fait de leur statut. L’article 26 de la loi n°83-634 du 13 juillet 1983 prévoit que : « Les fonctionnaires sont tenus au secret professionnel dans le cadre des règles instituées dans le Code pénal. » Or, dans le Code pénal, l’article 226-13 du code spécifie que l’on n’est dépositaire d’une information à caractère secret que par « état, profession, fonction ou mission temporaire ». On ne l’est donc jamais par statut. Certains continuent à penser qu’il faut lire l’article 26 comme soumettant tous les fonctionnaires au secret professionnel. Pourquoi alors avoir spécifié par un décret en 2013 que les « personnels de la Protection judiciaire de la jeunesse », par définition soumis au statut de la fonction publique, sont, eux, soumis au secret professionnel ?

Le secret professionnel dans un cadre d’intervention contrainte

Les professionnels de la Protection judiciaire de la jeunesse interviennent sous le « contrôle du juge des enfants sur la situation du mineur » comme énoncé dans l’exposé des motifs de l’ordonnance de 45. Leur intervention, quelle que soit la mesure dans laquelle elle s’inscrive, relève d’un cadre d’aide contrainte (10). Et la gestion des informations dans un tel cadre est radicalement différente de celle qui se joue dans une relation de libre-adhésion.

Le juge des enfants est le mandant, qui par la décision prise confère à la Protection judiciaire de la jeunesse le soin d’évaluer et de prendre en charge la situation du mineur et de sa famille. Ces derniers sont l’objet du mandat. Dit autrement, les professionnels de la PJJ sont d’abord au service du magistrat, afin de lui permettre de suivre l’évolution d’un mineur et d’orienter cette évolution vers son amélioration. Pour cela, ils transmettent au mandant les éléments nécessaires à son appréciation de l’évolution en cours, du maintien ou de la mainlevée de la mesure ou sanction éducative ordonnée, des suites de la mesure judiciaire d’investigation éducative (MJIE), etc.

Le secret professionnel n’est donc pas opposable au juge des enfants. Ce dernier doit avoir connaissance des éléments nécessaires lui permettant d’apprécier la situation du mineur, le travail engagé avec lui et sa famille. Ceci signifie aussi que tout n’a pas à être porté à la connaissance du magistrat. Ce sont seulement les éléments significatifs concernant le mineur et le travail fait avec lui qui doivent l’être. On mesure combien importe la question de l’évaluation du professionnel ou des professionnels. C’est en effet eux, et eux-seuls, qui peuvent déterminer ce qui, dans la masse des informations qu’ils ont recueillies, doit être transmis au magistrat et ce qui n’a pas à l’être. Il n’y a pas de liste type ni de systématisme devant cette responsabilité professionnelle. Il y a des informations qui prennent leur importance selon un contexte et dans un objectif. C’est cet ensemble qu’il convient de penser lorsqu’on produit un soi-transmis, un rapport ou encore lorsque l’on s’adresse directement au magistrat comme lors d’une audience.

Ainsi, des éléments peuvent être gardés au secret même du magistrat, préservant du privé voire de l’intime, ce qui fonde en partie la dignité de la personne. Dans un cadre d’aide contrainte, le secret ne protège pas complétement le mineur et sa famille puisque la circulation des informations obéit à un autre « bénéficiaire » qu’eux et ces informations vont circuler dans un cadre limité. Mais les personnes et les informations les concernant sont en partie préservées par le secret professionnel.

Le secret comme obligation de penser sa pratique

Le secret professionnel, cette menace qui pèse sur tous les professionnels en cas de violation, est un formidable aiguillon pour chacun d’eux. C’est d‘abord une reconnaissance implicite de leur particularité, de leur capacité à évaluer ce qui peut/doit ou pas circuler comme information.

Cette question du secret se pose tant au sein de son équipe, que du service ou vers des partenaires extérieurs. Elle doit être mise au travail sans cesse, dans une analyse de sa pratique comme dans la mise à plat des pratiques collectives, de la règle officielle affichée concernant le secret et le partage jusqu’aux règles implicites qui s’installent concrètement.

Cela oblige à penser une pédagogie du secret : comment faire passer l’intérêt du secret professionnel face à un interlocuteur qui voudrait savoir ? Et cela mène aussi à repenser la question de l’intérêt du mineur et de la bienveillance du professionnel. Car être bienveillant, ce n’est pas seulement penser qu’on l’est. C’est au mieux la conclusion que l’on peut tirer au regard des effets que l’on produit dans ses actes professionnels.

Au fond, le secret professionnel est une double interdiction faite au professionnel. La première consiste à ne pas partager une information hors des cadres prévus par la loi. La seconde est une interdiction de garder secrète ou partager une information sans avoir auparavant pensé la pertinence de cet acte techniquement simple mais professionnellement complexe. Cela suppose donc un engagement fort.

Pour moi, un professionnel est engagé fortement s’il a d’abord pensé la situation dans sa complexité, dépassé les éléments qui le piègent dans son raisonnement et dépassé un minimum les idéologies ou injonctions-habitudes dans lesquelles il évolue (11).

Le secret professionnel des personnels de la Protection judiciaire de la jeunesse est un facteur convergent avec leur volonté de produire des actes professionnels fortement engagés et éducatifs dans le respect du mineur et de sa famille. Il offre un point de repère important dans leur exercice quotidien qui se trouve ainsi mieux balisé. Il interdit les réponses systématiques et la routine. Ce n’est pas un mal lorsque l’on avance sur un chemin instable, dans des contextes compliqués et des tensions permanentes.

Laurent PUECH

Notes :

(1) Voir le texte proposé par Hélène Campinchi et la commission qu’elle présidait sur http://www.textes.justice.gouv.fr/textes-fondamentaux-10086/justice-des-mineurs-10088/ordonnance-du-2-fevrier-1945-11029.html

(2) http://www.textes.justice.gouv.fr/art_pix/ordonnance.pdf

(3) Le décret n°2013-977 du 30 octobre 2013 a modifié le décret n°2007-1573 du 6 novembre 2007 relatif aux établissements et services du secteur public de la Protection judiciaire de la jeunesse, créant l’article 3.1 : « Les personnels de la Protection judiciaire de la jeunesse ayant, pour l'exercice de leur mission, à connaître d'informations relatives à la situation des mineurs pris en charge et de leur famille dans les établissements et services, sont soumis au secret professionnel dans les conditions prévues aux articles 226-13 et 226-14 du Code pénal. »

(4) On peut regretter avec Christophe Daadouch (PJJ et secret professionnel : certitudes et incertitudes http://secretpro.fr/blog/christophe-daadouch/secret-professionnel-PJJ-in...) que seuls les « personnels » de la PJJ soient visés par le décret du 30 octobre 2013. Cela laisse dans l’ombre la situation de ces autres professionnels relevant du secteur associatif habilité ou des familles d’accueil, qui assurent une partie des missions de la PJJ. Il faudra pour eux interpréter la modification depuis la loi santé du 20 janvier 2016 de l’article L1110-4 du Code de la santé publique, qui peut être compris comme soumettant au secret les professionnels en lien avec un établissement ou service relevant du L312-1 du Code de l’action sociale et des familles. La Protection judiciaire de la jeunesse entrant dans ce champ, ceux qui travaillent avec elle à la prise en charge des mineurs en relèveraient aussi. Cette lecture devra cependant être précisée par la jurisprudence à venir, car il existe des lectures alternatives possibles.

(5) La jurisprudence a établi que le secret porte sur les informations privées que l’on a appris, compris, connu ou deviné dans l’exercice professionnel.

(6) Article 226-13 du Code pénal : « La révélation d'une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire soit par état ou par profession, soit en raison d'une fonction ou d'une mission temporaire, est punie d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende. »

(7) Parue au Bulletin officiel du ministère de la Justice n°2017-02 du 28 février 2017. Pour une analyse plus approfondie de cette note, voir l’article de Christophe Daadouch PJJ, secret professionnel et radicalisation : premières clarifications par le ministère de la Justice, accessible via http://secretpro.fr/blog/christophe-daadouch/secret-circulaire-pjj-radicalisation

(8) Article 226-13 du Code pénal

(9) On la trouve énoncée sur des sites de la fonction publique notamment.

(10) Sur cette question de l’aide contrainte, voir L’aide contrainte dans le champ administratif, par Laurent Puech, Revue EMPAN n°89 2013/1, accessible via https://www.cairn.info/revue-empan-2013-1-page-38.htm

(11) Pour plus de précisions sur l’engagement et la définition que je propose, voir Secretpro.fr : la construction d’un outil engagé pour des professionnels engagés, Laurent Puech, Revue Française de Service Social n°270, 2018-3, septembre 2018. https://www.anas.fr/shop/La-Revue-Francaise-de-Service-Social_l3.html ou sur secretpro.fr