Des députés proposent d’instaurer une dérogation au secret professionnel autorisant le signalement d’une personne « radicalisée » au préfet

Le 18 mai 2016, plusieurs députés (1) ont déposé une proposition de loi « portant adaptation du secret professionnel aux évolutions de la radicalisation pour les professions médicales, sociales et éducatives » (2). Le texte propose une modification de l’alinéa 3° de l’article 226-14 du Code pénal (modifications en gras) :

« 3° Aux médecins, aux professionnels de la santé ou de l’action sociale, aux enseignants ou au personnel éducatif qui informent le préfet et, à Paris, le préfet de police du caractère dangereux pour elles-mêmes ou pour autrui des personnes qui les consultent, ou de l’appréciation, selon la méthode du faisceau d’indices, d’une radicalisation en cours chez un de leur patient, ou dont ils savent qu’elles détiennent une arme ou qu’elles ont manifesté leur intention d’en acquérir une. » Il est donc essentiel d’analyser ce projet de loi ainsi que la notion de radicalisation définie par le Ministère de l’Intérieur à travers un « référentiel de basculement dans la radicalisation »  (3).

Un fondement légal très contestable 

Tout d’abord le projet de loi reprend l’article 26 de la loi du 13 juillet 1983 exposant que « tous les fonctionnaires sont soumis au secret professionnel dans le cadre des règles instituées dans le code pénal ». A partir de là, il est affirmé que les enseignants et les ATSEM sont soumis au secret professionnel. Or, ceci est faux comme nous l’expliquons en détail sur le site secretpro.fr.

En effet, la fin de la phrase (« dans le cadre des règles instituées dans le code pénal ») est fondamentale. On peut être soumis au secret par état, profession, mission ou fonction mais pas par statut, en l’occurrence celui de fonctionnaire. Par exemple, un agent des routes départementales n’est pas soumis au secret quand un assistant social de secteur l’est. De la même manière un enseignant ou un ATSEM n’est pas soumis au secret, sauf exception, s’il est embauché au sein d’une structure exerçant une mission soumettant au secret (Aide Sociale à l’Enfance par exemple). 

Aussi, l’exposé des motifs présente une interprétation légale erronée dès le départ. Le fait d’ajouter « aux enseignants ou au personnel éducatif » dans l’alinéa 3° n’a donc pas de sens puisque ces professionnels ne sont pas concernés par l’article 226-14 du Code pénal.  Curiosité donc d’une loi déliant du secret des personnes qui n’y sont pas soumises !

On voit bien d’ailleurs la faiblesse de l’écriture de cette disposition puisque le verbe utilisé (consulter) n’a évidemment aucun lien avec les personnels enseignants. On peut d’ailleurs s’étonner que dans une logique du toujours plus de signalement la proposition de loi ne propose pas de réformer l’article 434.3 du même code prévoyant des sanctions pour ceux qui ne signalent pas. La prochaine réforme ?

Le second aspect qui apparaît très contestable est le fait d’inscrire la notion de « radicalisation » dans le code pénal et d’ainsi délier les professionnels de leur obligation de se taire sur cette base. Car c’est en effet comme cela qu’il faut lire cette proposition de loi. A partir du moment où on ne garantit plus par la loi le secret des informations confiées à un professionnel pour des personnes présentant le « faisceau d’indices » présent dans ce référentiel, on atteint le droit fondamental au respect de la vie privée pour des personnes jugées comme représentant un risque pour la société. 

Cela ouvre la porte, sous le sceau de la lutte contre le terrorisme, au signalement de comportements jugés comme déviants aux autorités sur la base d’une norme d’attitudes, de modes de vie et de pratiques religieuses. Nul besoin de rappeler à quel point une telle logique remet en question l’équilibre démocratique et l’Etat de droit.

Par ailleurs, on atteint également la crédibilité de ces professionnels (assistants sociaux, médecins, personnels des SPIP, de la protection de l’enfance, etc.) dans leur travail auprès de publics fragiles pour qui l’assistant social, l’éducateur spécialisé ou le médecin sont perçus potentiellement comme une menace. L’effet pervers de telles propositions est bien là, elles détournent encore davantage les personnes les plus en difficulté des professionnels à même de les aider. 

L’article 226-14 du Code pénal serait modifié deux fois en moins d’un an

Nous serions face à une remise en question très sérieuse du secret professionnel si cette proposition de loi venait à aboutir. En effet, l’article 226-14 a déjà été modifié par la loi du 5 novembre 2015 tendant à clarifier la procédure de signalement de situations de maltraitance par les professionnels de santé que nous avions analysé sur notre site internet (4)

Cette loi a instauré une levée de la responsabilité pénale, civile et disciplinaire du professionnel soumis au secret qui effectuerait un signalement dans les conditions de l’article 226-14, « sauf s’il est établi qu’il n’a pas agi de bonne foi ». 

Si nous associons cette disposition de la loi du 5 novembre 2015 et cette proposition de loi, nous pouvons donc observer une réelle incitation à signaler une situation de « radicalisation en cours » car par un raisonnement rapide, le risque serait bien plus grand pour le professionnel à ne pas signaler qu’à signaler… en tous cas sur un plan légal. Nous imaginons mal une personne suspectée d’être un terroriste en puissance poursuivre le professionnel en argumentant qu’il n’a pas agi de bonne foi.

Nous pouvons d’ailleurs citer Pierre Verdier et Jean-Pierre ROSENCZVEIG (5) à ce sujet : 

« Le législateur n’ose pas imposer des obligations de parler aux nouveaux fantassins de la République que sont les travailleurs sociaux envoyés au contact des populations les plus fragiles. Il risquerait de les griller définitivement et d’assécher la source des informations. En revanche, on multiplie les autorisations de parler quand ce ne sont pas des obligations d’informer avec des dispositions finalement présentées comme des incitations fortes à lever le secret. On fait dans la subtilité, dans la litote, dans le flou tout en instillant un état d’esprit incitant à la coordination et à la coopération des intervenants. »

Un modèle sécuritaire d’intervention inefficace et fondé sur la suspicion 

Sur un plan éthique, une telle disposition légale confronte le professionnel et sa hiérarchie à la gestion du doute, de l’inquiétude et du risque. La particularité des professionnels du travail social est d’intervenir auprès de personnes pouvant être perçues comme problématique voir dangereuses par la société. A partir de là, la question qui se pose au professionnel est « où est ma limite d’intervention ? Jusqu’où puis-je accompagner cette personne ? ». Pour y répondre, il est nécessaire de mesurer les risques encourus au regard de l’objectif de l’intervention et de faire un choix éclairé que nous sommes en capacité d’assumer et de partager avec la personne concernée. C’est cette compétence qu’il faut développer chez les professionnels et dans les institutions : la gestion du  risque et la capacité à différer notre jugement pour analyser une situation donnée malgré l’émotion qu’elle suscite. 

La proposition de loi va dans le même sens que la loi du 5 novembre 2015 évoquée ci-dessus ou encore la loi du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers et qui permet aux préfectures de vérifier les déclarations des personnes en demande de titre de séjour auprès d’établissements de santé ou de services sociaux sans que le secret professionnel puisse être opposé : le secret professionnel ne peut s’appliquer réellement dès lors qu’une personne représente un risque pour la société. Et toute la question est jusqu’où pouvons-nous aller pour se prémunir, et de manière très inefficace, de ces risques ? 

En tout état de cause, les professionnels du travail social n’ont pas vocation à signaler ces personnes mais à agir dans leur intérêt. Pour permettre un changement, ils travaillent avec leur réalité et les considèrent dans leur globalité, leurs compétences et non pas uniquement leurs failles. Une telle dérogation au secret professionnel relève d’une instrumentalisation de professionnels dont la mission n’est pas de servir de plate-forme de détection « d’indicateurs de basculement dans la radicalisation ». 

Le signalement est un outil qui peut être mobilisé lorsqu’un danger est évalué pour un mineur ou un majeur vulnérable et que le professionnel a atteint les limites de son intervention dans le cadre qui est le sien mais en aucun cas pour signaler une personne considérée comme déviante. 

De plus, rappelons que les situations de mineurs en danger du fait d’un embrigadement sectaire notamment relèvent de la protection de l’enfance et donc de dispositifs déjà existants. 

En conclusion, nous pouvons dire qu’une telle disposition affaiblirait considérablement le secret professionnel et donc la possibilité de travail d’un certain nombre de professionnels avec des publics fragiles. Créer de nouvelles dérogations au secret à chaque fois qu’une problématique apparaît en matière de danger potentiel pour une personne ou pour la collectivité, c’est céder à la facilité et au mythe d’une intervention plus efficace parce que signalée à une autorité. 

C’est occulter tout ce que peut permettre un travail de qualité de tous les professionnels - exerçant auprès des jeunes, des personnes incarcérées ou bénéficiant d’un suivi judiciaire, et de tous ceux qui subissent les effets d’une société qui produit toujours davantage d’exclusion et d’inégalités- à condition qu’on leur en donne les moyens et que l’on accepte collectivement le risque inhérent à leur mission.  Il est plus facile de répondre à une vraie inquiétude –la radicalisation- par une levée du secret qu’en proposant des actions l’évitant. 

La société a beaucoup plus à perdre qu’à gagner en faisant des professionnels du travail social et de la santé des agents de repérage et de signalement. 

Pour Secretpro.fr, 

Antoine GUILLET

Notes :

(1) Virginie DUBY-MULLER, Marc-Philippe DAUBRESSE, Jean-Pierre DOOR, Jean-Marie SERMIER, Philippe VITEL, Damien ABAD, Jean-Claude BOUCHET, Jean-Michel COUVE, Pierre MOREL-A-L’HUISSIER, Éric STRAUMANN, Gérard MENUEL, Sylvain BERRIOS, Annie GENEVARD, Valérie LACROUTE, Daniel FASQUELLE, Claudine SCHMID, Marie-Christine DALLOZ, Jean-Frédéric POISSON, Alain MARLEIX, Pascal THÉVENOT, Michèle TABAROT, Marie-Louise FORT, Yannick MOREAU, Bernard BROCHAND, Jacques LAMBLIN, Guy GEOFFROY, Lionel TARDY, Josette PONS, Laurent FURST, Patrice VERCHÈRE, Alain MOYNE-BRESSAND, Arlette GROSSKOST, Patrick HETZEL, Jean-Pierre DECOOL, Dominique DORD, Olivier AUDIBERT TROIN, Guy TEISSIER, Jean-Luc REITZER

(2) http://www.assemblee-nationale.fr/14/propositions/pion3765.asp 

(3) Sur le site du ministère de l’intérieur : http ://www.interieur.gouv.fr/SGCIPD/Prevenir-la-radicalisation/Prevenir-la-radi...

(4) Voir http://secretpro.fr/blog/antoine-guillet/secret-professionnel-responsabi... et  http://secretpro.fr/blog/christophe-daadouch/secret-professionnel-secteu...

(5) Jean-Pierre ROSENCZVEIG, Pierre VERDIER, « Le secret professionnel en travail social et médico-social », Dunod, Editions Jeunesse et Droit, 5e édition revue et augmentée, avril 2011, p.8