L’idée de rédiger cet article sur le site www.secretpro.fr a émergé lors d’échanges répétés avec des collègues ou lors de formations que j’ai pu dispenser auprès de différents travailleurs sociaux dans des champs du travail social bien différents. En effet, dans le cadre d’accompagnements menés parfois au long court et face à des problématiques complexes et sensibles, un professionnel peut devoir répondre à une demande de production d’un écrit visant à soutenir une démarche engagée en justice. Qu’il s’agisse d’un contexte de divorce, de droits de visite et d’hébergement, de violences conjugales ou encore d’une saisie du Conseil de Prud’hommes, le positionnement à adopter apparaît souvent incertain et cette demande génère une tension liée à un dilemme éthique. Je précise que j’aborde ici seulement ces demandes d’attestations auprès d’une instance judiciaire.
Ce dilemme tel que j’ai pu le percevoir et l’analyser est celui d’une double exigence de soutien relationnel, d’accompagnement de la personne mais aussi de respect du secret professionnel impliquant un cadre bien précis à la production d’un écrit destiné à une instance judiciaire. Face à ce dilemme, le professionnel peut soit se voir reprocher une forme d’insensibilité ou d’indifférence vis-à-vis de l’importance de cette démarche pour la personne accompagnée ou dans le cas inverse une violation du secret professionnel doublée d’une ingérence illégitime dans une procédure judiciaire sans qu’aucun juge ou officier de police judiciaire ne le lui ai demandé. Enfin, si le professionnel le fait dans un cas, pourquoi ne le ferait-il pas à chaque fois qu’une situation similaire se présente ?
Je vais donc procéder en deux parties. Tout d’abord, je ferai un rapide état des lieux de ce que le secret professionnel implique en termes de mandat social pour ceux qui y sont soumis et reviendrait sur les différents cas où ils peuvent être sollicités dans le cadre d’une procédure judiciaire. Ce travail de contextualisation me conduira à esquisser les questions que chacun peut se poser lorsqu’il se trouve confronté à une telle demande. Ceci n’est donc pas un guide à suivre mais plutôt une matière à penser un positionnement à la fois fondé légalement mais aussi porteur de sens.
Mandat social et marges de manœuvre d’un professionnel soumis au secret dans le cadre d’une procédure judiciaire
- Le mandat social de « confident nécessaire »
« Le secret professionnel est d’ordre public, c’est la société qui se protège et qui protège ses membres en garantissant leur droit au secret lorsqu’ils se confient à des personnes dont l’assistance est reconnue nécessaire (…). Ainsi la société reconnaissait-elle que dans tout pays civilisé, elle est en droit d’imposer à certains de ses membres, les confidents nécessaires, l’obligation de respecter les secrets qui leur sont confiés et de garantir à tous les autres, le respect de leurs confidences nécessaires, renonçant à percer ces secrets même si elle a intérêt à les découvrir. » (1)
Cette citation permet de faire un petit détour vers les fondements démocratiques du secret professionnel via la notion de « confident nécessaire ». Il ne s’agit pas simplement de protéger la vie privée des personnes, c’est-à-dire une liberté individuelle. Il s’agit également et premièrement d’une disposition d’ordre public visant à préserver un équilibre démocratique entre les besoins d’assistance et de soins de la population nécessitant la confidence et le besoin de sécurité d’une société. Comme le dit André Damien, en soumettant ces confidents nécessaires au secret professionnel, c’est la société qui fait le choix d’interdire à ces professionnels de divulguer un certain nombre d’informations quand bien même elle aurait à certains moments intérêt à le faire. Autrement dit, ils ont un mandat social particulier, parfois contesté, les astreignant à une règle du silence. A ce titre, ils ne peuvent pas être à toutes les places à la fois au risque de ne plus pouvoir occuper ce rôle. Par exemple, le fait que les professionnels soumis au secret soient exclus de l’obligation de révéler un crime ou un délit (cf. articles 434-1 et 434-3 du Code pénal) trouve sa justification à cet endroit. On ne peut pas à la fois être aidant, soignant et pouvoir déclencher une procédure judiciaire sur la base du caractère illégal des actes posés par la personne reçue. C’est en revanche le niveau de danger qui peut le justifier, ce qui n’est pas du tout la même chose. Il s’agit là d’une distinction démocratique essentielle des rôles et des fonctions sociales.
Nous pouvons dire que les règles qui encadrent les témoignages en justice et la saisie du dossier social s’inscrivent également dans cet état d’esprit qu’il me paraît important de comprendre face à une demande de production d’un écrit ou d’une attestation de la part d’une des parties dans le cadre d’une procédure judiciaire qui s’engage.
- Les professionnels soumis au secret et leur rapport avec la justice
Je précise que j’exclus dans cet article les situations où les professionnels sont directement mandatés par un juge qu’il soit juge des enfants, juge des tutelles ou encore juge aux affaires familiales. Les cas de figure visés ici sont ceux où le professionnel n’exerce aucun mandat judiciaire mais accompagne des personnes qui à un moment donné ont affaire avec la justice qu’elle soit civile ou pénale.
- La saisie du dossier social par un Officier de police judiciaire
Dans le cadre d’une enquête pénale concernant une personne accompagnée, un Officier de police judiciaire peut requérir sur simple autorisation du Procureur de la République l’accès aux documents papiers et numériques détenus par votre service. Ceci est prévu par l’article 60-1 du Code de procédure pénale. C'est seulement dans les cas d'enquête de flagrance que l'OPJ peut se passer de l'autorisation du Procureur de la République.
Cela signifie que les écrits définitifs conservés au sein de ce qui est communément appelé le dossier social sont accessibles par la justice dans le cadre d’une enquête, sauf motif légitime. Nous avons d’ailleurs consacré une fiche thématique à ce sujet : https://secretpro.fr/secret-professionnel/fiches-situation-urgente/remise-documents.
- Le témoignage auprès d’un enquêteur ou d’un magistrat
Un Officier de police judiciaire ou un magistrat lors d’un procès peut demander à un professionnel soumis au secret via une convocation écrite de venir témoigner lorsqu’il a eu à connaître la personne présumée coupable ou la victime dans le cadre de ses fonctions. Dans ce cas de figure, le professionnel doit se rendre à la convocation mais n’a en aucune manière l’obligation de répondre aux questions. Il peut y répondre dans certaines circonstances qui correspondent aux dérogations existantes au secret professionnel. Ces circonstances sont celles d’une personne vulnérable qui est en danger ou d’une personne qui représente a priori un danger pour elle-même ou pour autrui et qui sont en possession d’une arme. Sur ce point, je vous renvoie à nouveau vers la fiche thématique dédiée à ce sujet : https://secretpro.fr/secret-professionnel/fiches-situation-urgente/temoignage.
Nous le voyons, le législateur ne prévoit pas la possibilité pour un professionnel soumis au secret de produire un écrit à son initiative destiné à soutenir la démarche d’un justiciable que ce soit dans un cadre civil ou pénal. Dès lors, comment penser la demande formulée par certaines personnes accompagnées ou parfois leur avocat sans se contenter de répondre « non, je ne peux pas » ?
Quelques pistes de réflexion afin de penser son positionnement face à une demande de production d’un écrit ou d’une attestation par une des parties
- Le principe général à retenir : il appartient à la justice de déterminer si les informations détenues par un professionnel soumis au secret intéressent la procédure en cours
Il ressort de l’analyse du cadre légal menée ci-dessus qu’un professionnel soumis au secret n’a a priori pas à déterminer lui-même avec la personne accompagnée s’il peut intervenir dans une procédure judiciaire engagée en tant que témoin. Il convient bien de distinguer ce statut de témoin de celui qui consiste à signaler une situation de danger au Procureur de la République qui est explicitement prévue par l’article 226-14 du Code pénal.
Seul un Officier de police judiciaire ou un magistrat peuvent décider d’auditionner un tel professionnel ou de demander l’accès aux éléments contenus dans le dossier social.
Nous pouvons donc déjà déterminer qu’un tel acte professionnel est dérogatoire, donc exceptionnel, et qu’il ne peut pas être une norme de pratique.
- Si un écrit ou une attestation est produite, respecte-t-elle les conditions légales d’un témoignage en justice ?
Dans une situation où vous envisagez de produire un tel écrit, s’agit-il d’une situation d’un mineur ou d’un majeur dans l’impossibilité de se protéger du fait de son âge ou d’une incapacité ? S’agit-il d’une situation où une personne représente un danger pour elle-même ou pour autrui et est en possession d’une arme ? Concernant les violences conjugales, notons que seuls les professionnels de santé sont à ce jour habilités à saisir le Procureur de la République avec l’accord de la victime et peuvent donc dans certains cas, notamment les médecins qui examinent les victimes, produire des attestations ou certificats aux magistrats en charge d’une telle affaire.
Si les réponses à ces questions sont négatives, vous vous situez dans une situation où le législateur n’autorise pas un professionnel du travail social à témoigner en justice. Aussi, si vous produisez une attestation ou un écrit destiné à un magistrat, celui-ci peut potentiellement être amené ensuite à vous convoquer en tant que témoin. Il sera alors plus difficile d’opposer le secret professionnel, chose pourtant a priori nécessaire. Postulons donc que si une attestation est produite par un professionnel, il doit également envisager la possibilité d’être convoqué en tant que témoin dans cette même affaire.
- Adopter une réflexion éthique afin de ne pas raisonner que sur des principes moraux ou des textes de loi
Une fois que nous avons pu repérer le cadre légal et les valeurs au sein desquelles le dilemme de la production d’une attestation s’inscrit, nous pouvons mener une réflexion éthique en situation en regardant l’impact, les conséquences dans l’accompagnement de la personne mais aussi sur la vie du service, des collègues et des autres situations similaires que nous pouvons avoir à accompagner.
Nous voyons bien que le seul fait que ce soit la personne principalement concernée qui le demande ne suffit pas à légitimer et donner du sens à cet acte. Il est à la fois nécessaire de lui donner un sens en situation mais aussi collectif sur le plan de sa finalité et de sa conformité et surtout de tenir la tension inévitable entre les deux.
- La conformité : qu’est-ce qui légitime mon acte ?
J’ai déjà pu dresser le cadre légal et les principes démocratiques qui fondent le secret professionnel et l’intervention d’un professionnel soumis au secret dans une procédure judiciaire. Il existe des situations où le seul fait de savoir que ce n’est pas possible légalement ne suffit pas tellement l’enjeu, la ou les finalité(s) à la fois de la procédure judiciaire et de l’accompagnement sont forts.
Dans ce cas, la démarche éthique consiste à mon sens à socialiser cette incertitude, c’est-à-dire à la confronter au regard des pairs qui au travers d’un espace de discussion peuvent dessiner collectivement une forme de compromis acceptable mais forcément précaire. Autrement dit, puisque la règle de droit ne peut jamais répondre à toutes les questions, la délibération éthique permet de trouver un équilibre à un moment donné en s’appuyant sur la légitimité donnée par le groupe de pairs à condition que la réflexion reste toujours ouverte afin que le compromis acceptable ne devienne pas lui-même une règle figée mais bien une démarche continue.
- La finalité : quels sont les objectifs supposés de la production de l’attestation ?
Nous l’avons vu, la production d’une attestation dans le cadre d’une procédure judiciaire est une prise de risque puisqu’elle est dérogatoire au cadre légal en vigueur en matière de secret professionnel.
Aussi, il est nécessaire de mesurer les bénéfices espérés d’un tel acte mais aussi les conséquences possibles y compris négatives. D’un point de vue éthique, il est important que cette réflexion prenne à la fois en compte les niveaux individuels et collectifs. Autrement dit, un positionnement individuel dans une situation donnée peut avoir des conséquences plus larges notamment dans la vie d’une équipe voire d’une institution.
Finalement, tenir cette tension entre conformité et finalité de l’acte en revient à se poser deux questions essentielles :
Au nom de quoi est-ce que je fais ce que je fais ?
Qu’est ce que je suis en train de faire lorsque que je fais cela ?
En guise de conclusion, je souhaite présenter un exemple qui se situe au sein d’un service social du travail et qui a le mérite de sortir des situations plus habituelles de violences conjugales et de séparation/divorce tout en mettant en lumière les différents aspects de cette question :
Un assistant social du travail inter-entreprises intervient au sein d’une entreprise afin d’accompagner les salariés à la fois sur des questions d’ordre professionnel que personnel. Pour cela, il effectue des permanences au sein de la structure pour y recevoir les salariés mais aussi être en lien avec le service RH, les représentants du personnel, la direction ou encore le médecin du travail.
Il accompagne un salarié qui est en conflit avec son employeur et qui est dans ce cadre épaulé par des représentants du personnel. Ce salarié décide de saisir le Conseil de Prud’hommes et donc de poursuivre son employeur. Le principe est a priori que l’assisant social, tout en jouant son rôle d’accompagnement et de conseil n’a pas à prendre parti
Suite à cela, la direction demande à l’assistant social du travail de produire une attestation indiquant que le salarié en question était accompagné par le service social afin de la soumettre au Conseil de Prud’hommes.
L’assistant social en lien avec la direction de sa structure de service social inter-entreprises répond négativement à cette requête en expliquant qu’un professionnel soumis au secret ne peut pas produire de telles attestations que ce soit aux salariés ou aux employeurs, provoquant une tension entre la direction de l’entreprise et le service social inter-entreprises. La direction de l’entreprise dit ne pas comprendre cette position. Malgré tout l’assistant social continuera d’intervenir dans cette entreprise mais le climat social semble modifié.
Cette situation a amené l’assistant social et sa direction à s’interroger plus largement sur les pratiques existantes au sein de l’association quant à la production d’attestations qu’elles soient dans un cadre Prud’homal ou autre.
Ce qui me paraît intéressant, c’est de voir que la règle légale n’est pas toujours entendue et acceptée par le demandeur de l’attestation. Il est alors nécessaire de mener un travail diplomatique et pédagogique visant à rendre ce positionnement entendable notamment en associant la personne à la délibération autant que possible.
Ensuite, nous voyons le lien d’interdépendance entre les actes posés dans une situation et le positionnement adopté dans une autre. L’argument principal consistant à dire qu’un professionnel soumis au secret ne peut pas produire de telles attestations ne sauraient tenir, ou alors de manière hasardeuse, si ce même professionnel avait dans d’autres circonstances, par exemple à la demande d’un salarié, produit un tel écrit. Donc un positionnement individuel et situé doit toujours être pensé quant à son impact sur le collectif et raccroché à un sens commun.
Enfin, nous voyons qu’à partir d’une situation donnée, la possibilité d’un débat s’ouvre à l’échelle de l’institution quant au positionnement à tenir dans de telles circonstances et qu’un besoin de régulation et de réflexion collective émerge. Cela permet de souligner la portée transformatrice d’une situation problématique lorsqu’elle est socialisée, débattue et non automatiquement verrouillée ou close par une décision unilatérale.
Antoine GUILLET
Note :
(1) DAMIEN, André (1990), Le secret nécessaire, Desclée de Brouwer, Paris, p.18-19